Mayotte et la politique du chaos

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Confinée depuis trois semaines, Mayotte en reprend pour quinze jours. Après avoir déclaré dans le Canard enchaîné qu’« un confinement généra...


Confinée depuis trois semaines, Mayotte en reprend pour quinze jours. Après avoir déclaré dans le Canard enchaîné qu’« un confinement généralisé plongerait l'île dans le chaos », le préfet poursuit sans relâche la politique du pire en ruinant l'économie locale, pourchassant les étrangers et détruisant l’habitat pauvre.

Dans un article paru dans le Canard Enchainé du 3 février [1], intitulé « Mayotte entre deux éruptions », deux personnalités de Mayotte rejetaient l’idée d’un second confinement : Dominique Voynet, directrice de l’ARS locale, reconnaissait que : « le plus efficace serait un confinement général mais nous avons vu les dégâts dans la société qu’a provoqué le premier confinement, notamment pour l’accès à l’eau, l’économie informelle ». Le préfet lui-même n’entend pas retenir cette option, s’abandonnant à une mansuétude inaccoutumée : « Je ne veux pas ajouter une crise humanitaire à une crise sanitaire. Un confinement généralisé plongerait l’île dans le chaos. »

Le lendemain de la parution, le jeudi 4 février, le même représentant du gouvernement signe un arrêté « portant mesure de confinement généralisé sur l’ensemble du département de Mayotte », pour une durée de trois semaines, à compter du 5 février 18 heures, prolongé pour quinze jours à compter du vendredi 26 février.

Ce retournement soudain appelle bien des observations : que cache la sollicitude versée sur la population, alors que les habitants sont en permanence administrés avec une brutalité sans retenue ? Quelles mesures envisage le préfet, tourmenté par un chaos annoncé, pour adoucir la dureté implacable d’une décision rejetée la veille ?

Lors du premier épisode qui a duré tout de même près de quatre mois, la directrice de l’ARS n’eût de cesse de réclamer la mise en place de rampes de robinets de sorte que les plus démunis bénéficient au moins d’un accès gratuit à l’eau. Quelques installations furent enfin installées à la fin du deuxième mois, toutefois en des points si peu nombreux que les conditions de vie de la grande majorité de la population n’en furent pas améliorées.

Quant au préfet, sur quoi fonde-t-il un tel pessimisme exprimé par l’emploi du terme « chaos » ? D’autant qu’aucune observation n’est venue illustrer une dégradation des conditions de vie consécutives au confinement, conditions tellement dégradées en temps normal qu’il est difficile d’imaginer pire.

La directrice de l’ARS sait diagnostiquer : elle désigne les maux que le confinement exacerbe : l’accès à l’eau et à l’économie informelle. Cependant ces maux endémiques sont le produit d’une volonté politique et non pas une malédiction tropicale. Politique revendiquée que le préfet conjugue selon trois modes : ruiner, pourchasser et déloger les populations pauvres, quel que soit le contexte sanitaire. Et qu'il poursuit malgré la mesure sanitaire redoutée.

Ruiner


L’économie informelle, par définition illicite, se pratique en cachette, à l’insu de l’État. Dans la vie de tous les jours, les travailleurs non déclarés restent invisibles. Ils se distinguent peu de leurs collègues réguliers. S’ils sont étrangers sans titre de circulation, ils ont acquis l’expérience de la clandestinité. Le confinement, surtout s’il ne suspend pas les activités économiques, reste sans effet majeur. Pour les travailleurs au noir français, ou étrangers dotés d’un titre de séjour, la présentation du document de sortie dérogatoire permet sans risque de se rendre sur le lieu d’exploitation. Il faut toujours garder à l’esprit pour l’analyse que seule 30 % de la population âgée entre 16 et 64 ans accède à l’emploi régulier. Cette considération aide à relativiser les dégâts produits par les mesures de confinement ou de réduction des libertés[2].

Si madame la directrice de l’ARS sait ausculter, monsieur le préfet ne veut pas voir et surtout ne veut pas savoir. Il ignore même selon toute vraisemblance les conséquences de ses décisions. Peut-être aussi lui tarde le chaos annoncé. Le souci humanitaire dont il témoigne dans le Canard enchainé interloque. Le premier confinement à peine allégé, n’organisa-t-il pas la lutte contre l’économie informelle pourtant vitale pour 70% de la population ? Lutte menée avec une efficacité redoutable en ce qui concerne les activités visibles, principalement les ventes de denrées locales sur la voie publique, activités traditionnelles que la France entend à présent empêcher sous prétexte d’alignement sur le droit métropolitain.

Ironiquement les conditions de vie des habitants de Mayotte sont réellement sapées par les décisions administratives que le préfet paraphe. Ces décisions sont terribles, inhumaines, sans autre motif qu’une lutte obsessionnelle contre les migrations.

Pourchasser


Peut-être le chaos adviendra-t-il par la poursuite des interpellations et des reconduites à la frontière quand une pandémie menace l’équilibre du monde ? Malgré la fermeture des frontières et la restriction des déplacements internationaux, le préfet remplit le centre de rétention administrative. Il renvoie vers l’île voisine d’Anjouan les populations indésirables. Il se targue d’avoir fait procéder à 2200 reconduites à la frontière en janvier. Il faut reconnaître qu’il s’agit là d’un exploit en période de pandémie mondiale qui a mis à genou la plupart des pays et des gouvernements de la planète. Parviendra-t-il à remplir son objectif de 30 000 reconduites annuelles ? Telle est sans doute pour lui la seule question qui vaille.

Ainsi début février, il a ordonné l’éloignement de Mayotte, d’une jeune femme de 19 ans, née en France, et de son bébé de trois mois lui-même né en France, donc français dès sa naissance en vertu de la règle du double droit du sol, règle qui vaut encore à Mayotte. Il a donc ordonné pendant le confinement le renvoi d’une jeune femme dont la famille habite Mayotte, dans un pays qui lui est étranger. Il a ordonné la reconduite à la frontière d’un ressortissant français, âgé de trois mois[3].

Mi-février encore, en plein confinement, il a ordonné la reconduite à la frontière d’un jeune homme de 20 ans, vivant en France depuis l’âge de 3 ans, actuellement élève en classe de terminale sachant que le renvoi de jeunes adultes entrés en France avant l’âge de 13 ans est interdit par la loi. La liste serait longue des abus commis.

Il ne s’agit pas d’erreurs administratives mais de décisions prises en conscience pour « honorer » une promesse gouvernementale chiffrée en violation du droit et de toute morale.

La traque permanente durant le confinement limite les déplacements plus sûrement que le contrôle de document de sortie dérogatoire. Un journal local[4] relate des contrôles de police dans les files d’attente devant les pharmacies.

Déloger


Le chaos tant redouté n’incite pas monsieur le préfet à reporter le programme de démolition de l’habitat pauvre[5]. Au contraire, il a publié coup sur coup quatre arrêtés de destruction de quartiers insalubres. L’arrêté du 7 janvier[6] annonçait la destruction du quartier Mhogona à Dzoumogné, village dans le nord de l’île. Les engins ont rasé le quartier du lundi 15 au mercredi 17 février. La presse locale ne se déplace plus : ces péripéties ne font plus événement. Il a fallu que la tractopelle déborde et détruise quelques maisons non prévues dans le schéma pour que le journal en ligne Mayotte-hebdo publie l’information dimanche 21 février[7]. A croire que les destructions de quartier relèvent à présent de la routine.

Malgré un confinement qu’il a lui-même décrété, quand les sorties sur la voie publique sont sévèrement contrôlées, le représentant du gouvernement n’envisage pas ajourner les tragédies qu’il a décidé de mettre en branle coûte que coûte. D’autres destructions sont programmées pour les semaines à venir.

L’arrêté du 1er février[8] prévoit la démolition d’un quartier de Koungou où vivraient une centaine de ménages, démolition devant se dérouler à compter de la seconde semaine de mars. Le rapport de gendarmerie parle de 85 constructions abritant environ 250 personnes là où les services sociaux ont approché 62 familles formant une population de 335 personnes. 14 ménages étaient absents lors de l’enquête.

L’arrêté du 4 février[9] vise un quartier de Labattoir en Petite-Terre, dit quartier CETAM à la Vigie dont la démolition pourra intervenir dans la seconde moitié du mois de mars pour respecter les délais prescrits par la loi ELAN qui autorise les destructions de l’habitat « indigne » ou « insalubre » sur décision préfectorale. Près de 400 personnes sont concernées, dix familles n’ont pu être enquêtées par les services sociaux.

L’arrêté du 22 février[10] parachèvera la démolition de l’ensemble du quartier de la Vigie à Labattoir. Le rapport de gendarmerie estime le nombre d’habitations entre 200 et 500 tandis que l’association en charge des propositions d’hébergement (le terme « relogement » n’est jamais employé) compte 279 personnes sans dénombrer les familles, nombre qui pourrait correspondre à celui très approximatif des logements donné par les gendarmes.

Qu'adviendra-t-il de ces familles ?


Comment interpréter l’humanisme revendiqué du préfet qui refuse d’« ajouter une crise humanitaire à une crise sanitaire » par une décision de mise sous confinement qu’il décrète néanmoins les jours suivant sa déclaration ?

Comment comprendre que tout en étant assuré qu’« un confinement généralisé plongerait l’île dans le chaos », il s’obstine à poursuivre une politique de chaos en ruinant, pourchassant et délogeant sans relâche les habitants, toutes nationalités confondues ?


* * *

Notes

[1] David Fontaine, « Mayotte entre deux éruptions », La Canard Enchainé, 3 février 2021.

[2] Daniel Gros & Antoine Math, « A Mayotte, la misère relativise l’épidémie » Plein-droit n°127, GISTI, décembre 2020, pp. 20-23.

[3] Ces reconduites à la frontière sont illégales. Il reste que la loi Asile du 23 septembre 2018 a limité le bénéfice du « droit du sol » aux enfants nés à Mayotte de parents étrangers en situation régulière trois mois avant la naissance de l’enfant.

Lire à ce sujet : Marjane Ghaem, Daniel Gros. « A Mayotte, une remise en cause du droit du sol » Libération le 28 septembre 2018.

[4] La petite roussette, Les nouvelles de Mayotte, le 19 février 2021.

[5] Voir Marjane Ghaem & Cyrille Hanappe, « Mayotte : « Les familles délogées n’ont d’autre choix à présent que d’aller déboiser un nouveau bout de forêt », Le Monde 9 février 2021. Et Daniel Gros, « Le choix de la barbarie 1/ La mise à sac des quartiers pauvres ». Le Club de Médiapart.

[6] Arrêté du 7 janvier portant évacuation et destruction des constructions bâties illicitement à Dzoumogné, Recueil des actes administratifs, préfecture de Mayotte

[7] CD, « Dzoumogné : l’opération de destruction de cases en tôle a-t-elle viré au décasage sauvage ? » le 21 février 2021.

[8] Arrêté du 1er février portant évacuation et destruction des constructions bâties illicitement CARO - BOINA - JAMAIQUE, commune de KOUNGOU, Recueil des actes administratifs, Préfecture de Mayotte

[9] Arrêté du 4 février portant évacuation et destruction des constructions bâties illicitement à au lieu-dit CTAM- DZAOUDZI-LABATTOIR, Recueil des actes administratifs, Préfecture de Mayotte.

[10] Arrêté du 22 février portant évacuation et destruction des constructions bâties illicitement au lieu dit La Vigie (secteur I), commune de DZAOUDZI-LABATTOIR, Recueil des actes administratifs. Préfecture de Mayotte.

PAR DANIEL GROS BLOG : MAYOTTE, C'EST LOIN. J'Y HABITE.
Terrain Batrolo, Kaweni, Mamoudzou, décembre 2018 © daniel gros

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