En dehors de la communauté de consommateurs que Mayotte défend bec et ongles depuis 40 ans, en dehors des quelques mutations phénotypales...
En dehors de la communauté de consommateurs que Mayotte défend bec et ongles depuis 40 ans, en dehors des quelques mutations phénotypales opérées au gré du plein de calories, au gré d’une glycémie en crue et d’une « chimique » en vogue, il est une autre île de Mayotte, qui communie intrinsèquement avec ses trois îles sœurs, aujourd’hui.
Celle qui rallie, malgré elle, les clandestins et sans-papiers d’aujourd’hui aux hors-la-loi et m’toro d’hier, générant cette communauté de réprouvés, invisible, schizophrénique dans son fonctionnement, prenant racine dans le génotype commun, survivant à l’effondrement annoncé, et qui, obstinément, se retrouve dans les cérémonies de trumbaou dans les rituels soufi, faisant immédiatement se rétracter les postures et les impostures. Une communauté que l’on croise également devant la broussailleuse sépulture d’un parent enterré dans quelques recoins de cet archipel, à qui le « Mahorais » rend, humblement, visite dans la discrétion.
Le comportement de cette communauté relève bien souvent d’un besoin de respirer en toute liberté (nulle contrainte, ni impôts) dans son espace naturel. C’est qu’elle est née du malheur et de l’infortune ! Avec trois présidents assassinés, un président déporté à la Réunion, un séparatisme anjouanais en kit[1], pour ce qui est de la partie indépendante. Une perte vertigineuse de valeurs ancestrales, une insécurité insoutenable, une caporalisation de la population, une éducation et un système de santé indignes de la République Française, pour parler de Mayotte. Quelle que soit l’orientation politique du moment, la condition la plus partagée entre ces îles approche de la malédiction collective.
C’est qu’on ne peut bousculer, impunément, l’équilibre d’un archipel aux écosystèmes humains aussi millénaires ! Pour rappel, la Réunion, Maurice, les Seychelles, l’Archipel des Chagos ont juste commencé à être habités à la faveur des régimes esclavagistes entre le 17èmeet 18èmesiècle. Les quatre îles des Comores le sont, elles, depuis 500 ans avant notre ère. La reine de Saba y aurait perdu sa bague. Salomon y aurait fait une prison pour ses djinns. Les proto-malgaches y seraient passés, avant d’atteindre Madagascar. L’image d’une île, Mayotte, subrepticement cédée à la France, moyennant quelques piastres, par un roi sakalave (du Boina) en cavale au 19 èmesiècle, ne peut effacer toutes ces traces, tout comme elle ne peut soustraire les corps du visa Balladur au récit des mille ans.
La parade des suffrages d’autodétermination, opposée à tout bout de champ à la partie comorienne, vise un effet de droit, qui ne saurait effacer les liens du sang. Face au processus de réécriture de l’histoire entamé, il est essentiel de rappeler que les quatre îles ont toutes accueilli des vagues d’esclaves, ramenées du Mozambique, et que ce n’est pas, comme le prétendent certaines plumes maladroites, avec cet épisode du récit « officieux » que commence l’histoire de Mayotte. Il est également important de souligner que ces esclaves appartiennent tous à un même mécanisme de domination, maintes fois renouvelé dans le temps.
Dans la vague de violence actuelle, on feint de ne pas savoir que les masses humaines pourchassées, « décasées » à Mayotte,désignées à la vindicte, sont les exclus d’un système, qui perdure depuis plus de deux siècles. Aux Comores, la traite des esclaves, ayant servi à peupler les Mascareignes, grâce aux puissances occidentales, à partir du 18èmesiècle, s’est largement nourrie de cette histoire, vécue à travers les razzias malgaches, le féodalisme arabo-chirazien au pouvoir et la colonisation française. Les connivences entre ces différentes temporalités se sont longtemps poursuivies au niveau des quatre îles. Qui se souvient encore des déplacés, des trois îles, devenues plus tard indépendantes, vers Mayotte et Madagascar (SOSUMAV) ? La condition faite à cette masse d’hommes, aujourd’hui pourchassée à Mayotte, reste à bien des égards liée au conflit de classes entretenu par l’esclavage et la colonisation française.
Pour expliquer les départs de kwasa vers Mayotte, il est souvent question de la proximité géographique avec Anjouan. Les spécialistes évoquent rarement le fait que cette île est la plus précarisée dans le récit archipélique. Elle a été la plus asservie, et par la colonisation française, et par la féodalité arabo-chirazienne. Ils s’appelaient Wilson, Boin et Regoin, Angot, Sunley, Mack Luk, Raoul, tous des colons, se partageant 424 km2 d’île, comme pour une tarte. Boin et Ragoin (Société Bambao), occupant à eux seuls jusqu’à 37 % de la superficie de l’Ile d’Anjouan. Les populations que l’on malmène à Mayotte, présentement, sont celles-là mêmes, qui, au passé, se trouvaient confinées, corvéables à merci, dans la torpeur des plantations coloniales.
A l’indépendance des Comores, l’émancipation de cette partie de la population n’aura été que formelle. La structure socio-politique féodale étant restée égale à elle-même, les terres sont revenues à quelques familles issues de l’antique sultanat. A la faveur d’une mondialisation rampante, certains descendants des réprouvés d’hier ont tenté de fuir la réalité archipélique, en se terrant – fausse émancipation – dans les bidonvilles de SIRAMA à Madagascar, dans des HLM à l’Ile de la Réunion ou dans la cité Phocéenne. Coupés de leur histoire, condamnés à dévorer des mabawa, à s’abreuver de Coca, leurs enfants et petits-enfants se surprennent à détester les questions ayant trait à leur dignité.
Ces hommes et ces femmes, issus du monde paysan, traitées de clandestins et de sans-papiers dans l’île occupée, sont pourtant les seuls à être debout dans la déconfiture actuelle de l’archipel. Ils sont seuls à résister ,à braver, et l’océan, et le Mur Balladur, et les régimes des deux rives, afin de circuler librement dans ces îles, en n’omettant pas de souligner qu’ils sont encore chez eux. Leurs ancêtres au 19èmesiècle, comme bien avant, furent traités de mtoro, de hors-la-loi par les détenteurs du pouvoir, car se soustrayant à l’ordre établi, trouvant refuge dans la forêt, dans les grottes et dans les gorges les plus accidentées. Plus tard, leurs descendants ont refusé l’impôt de capitation, les corvées et les contrats d’ « engagement »[2].
C’est le cas de Kozini, une cité aujourd’hui disparue à Anjouan[3]. Les habitants formant ce village, jadis perdu au cœur de la forêt de Moya, étaient tellement prompts à déserter leur autre village (natal) de Manyasini, à l’époque coloniale, que leur agilité fut comparée à la rapidité des rapaces. Ils ne se sont jamais pliés au joug colonial. Mal compris, considérés comme des sortes de desperados, ils virent leur village déplacé sur le littoral, à la veille de l’indépendance, par les nouvelles autorités des Comores autonomes. C’est l’actuel village de Kowé, à Pomoni. Ces résistants-nés, car n’ayant point d’autre choix que d’être debout, restèrent incompris de leurs contemporains, victimes de stigmatisation, de la part de l’élite en place et des hommes de main du pouvoir.
Par le cordon colonial, jamais totalement rompu, et par la prégnance des deux cents ans de servage et de domination dans les consciences, ces masses entretiennent un rapport complexe avec le pouvoir, faite tantôt d’empathie pour le régime en place, tantôt d’antagonismes. En tout état de cause, sans la témérité de cette « population », Mayotte comme objet de contentieux international, n’aurait jamais connu du côté des gouvernants comoriens le regain actuel. Jusqu’à une époque récente, les gouvernants comoriens et l’élite dans son ensemble, jouissant, soit de la double nationalité comorienne et française, soit du visa de circulation entre Mayotte et ses sœurs, se contentaient de déclarations de salon, concernant l’intégrité territoriale.
Nous retrouvons de la même manière, au moment des luttes d’émancipation africaine, la disposition de cette classe paysanne à résister aux assauts d’une histoire, qui a toujours fait d’eux d’éternels perdants. Elle fut ainsi à l’avant-garde des premières velléités d’indépendance du pays. En 1958, alors que le mouvement des indépendances africaines bat son plein, et que la plupart des États s’apprêtent à accéder à la souveraineté, aux Comores, ni les élites, ni les politiciens, ne sont pour la libération. Alors que les Comores choisissent à l’issue du référendum gaulliste de devenir Territoire d’Outre-Mer (TOM), deux villages d’Anjouan (Adda Daoueni et Tsembehou), éloignés de la bien-pensance ambiante, votent pour l’indépendance. L’administration coloniale et ses hommes de main[4] agiront en représailles, avec la fermeture des écoles des dits villages.
En 1974, en pleine crise sécessionniste à Mayotte, ces mêmes masses anonymes, sans visage, ballotées au gré des péripéties de l’histoire, prennent faits et causes pour l’indépendance. Ces « mahorais issus du petit peuple», ces descendants d’anciens « engagés du Nyumakele », furent alors victimes d’exactions sommaires, d’une violence inouïe, de la même manière que cela se passe à Mayotte, encore aujourd’hui. Ayant fièrement choisi d’être pro-indépendantistes, ils se verront pour la plupart menacer de déportation. Des terres furent d’ailleurs accordées à ces « Mahorais » indépendantistes vers Pomoni, où ils créèrent l’actuelle cité de Hamabawa.
Si la classe des privilégiés issue du féodalisme et ses avatars actuels ont admis de vivre en colonie, durant près de deux cents ans[5], il y a bien une classe qui n’a jamais ployé, dont l’exploitation de la force de travail fut âpre au 19ème et au 20ème siècle. D’elle proviennent ces laissés-pour-compte de la société, qui, depuis l’indépendance, sont pris dans les nasses d’un système, qui n’a rien perdu de sa structure et de ses codes de fonctionnement. Ces femmes et ces hommes, rongés par l’instinct de survie, sont là, omniprésents, pour rappeler, dans chacun de leurs faits et gestes, que cet archipel demeure encore debout. Qu’il a toute son âme. Que tous les décrets édictés, toutes les lois votées à son encontre sont contre-nature. Un archipel, étant d’abord cet ensemble fonctionnel, dont les principales parties, interconnectées entre elles, échangent matière, énergie et principe de vie…
Mohamed Anssoufouddine ©Muzdalifa House
[1] ATTISÉ PAR DES GROUPUSCULES NATIONALISTES LOCAUX ET PAR DES ROYALISTES FRANÇAIS, ISSUS NOTAMMENT DE L’ACTION FRANÇAISE.
[2] D’ABORD À MAYOTTE, PUIS À MADAGASCAR.
[3] CE TOPONYME EST FORMÉ DE KOZI, OISEAU RAPACE ET DE NI, LE LIEU. ENTENDONS PAR LÀ LA GITE-AUX-OISEAUX-RAPACES.
[4] PARMI EUX SE TROUVENT REPRÉSENTANTS DE LA CLASSE POLITIQUE LOCALE, CEUX-LÀ MÊME QUI UNE DIZAINE D’ANNÉES PLUS TARD DEVIENDRONT LES PÈRES DE L’INDÉPENDANCE.
[5] DURANT DES SIÈCLES, LES COMORIENS SE SONT RECONNUS, SUIVANT UNE HOMOGÉNÉITÉ DE LANGUE, DE CULTURE ET DE RELIGION, LES SEULES DÉNIVELLATIONS AYANT ÉTÉ CELLES DE LA HIÉRARCHISATION DES CLASSES SOCIALES. IL A PAR CONTRE SUFFI DE DEUX SIÈCLES DE RAPPORT COLONIAL AVEC LA FRANCE POUR QUE CE PASSÉ COMMUN MENACE DE S’EFFONDRER SUR LUI-MÊME.