Xénophobie à Mayotte, à qui la faute ? Rémi Carayol est journaliste. Il a fondé deux journaux dans l’archipel des Comores, Kashkazi et Upanga avant de
Rémi Carayol est journaliste. Il a fondé deux journaux dans l’archipel des Comores, Kashkazi et Upanga avant de rejoindre la rédaction de Jeune Afrique, puis de collaborer avec divers médias francophones dont Orient XXI, Le Monde diplomatique et Mediapart.
Dans cette interview pour RPDimanche, il revient sur ce qui se joue, aujourd’hui, derrière l’Opération Wuambushu, ce qui se cache derrière la campagne xénophobe en cours et les liens entre les bourgeoisies de Mayotte et des Comores et le gouvernement impérialiste français.
Maëva Amir/RPDimanche : Dans le cadre de la mise en place de l’Opération Wuambushu, la question de xénophobie, de l’identité et de la différence entre Mayotte et le reste de l’archipel est revenue avec force dans le discours des médias. Selon vous, quelle est l’utilité politique et sociale de l’agitation du chiffon de l’immigration à Mayotte par la classe politique locale et par l’Etat français ? Comment expliquer une telle adhésion dans la population mahoraise ? Est-ce une manière pour l’Etat français de diluer les conflits de classe post-départementalisation dans un territoire où 77% de la population vit sous le seuil de pauvreté ?
Rémi Carayol : En ce qui concerne la classe politique de Mayotte, il s’agit d’un vieux réflexe : dès qu’il y a un problème sur l’île, c’est la faute des « autres ». Dans les années 1960-1970, c’étaient les responsables politiques et les commerçants grand-comoriens et anjouanais qui étaient pointés du doigt, accusés de vouloir soumettre les Mahorais, de voler leurs terres et de les affamer en organisant des pénuries de vivres. Cet argument a permis de justifier, à Mayotte, le choix de la séparation (d’avec les trois autres îles) et le mot d’ordre « Mayotte française », qui allait à contre-sens de l’histoire.
Ce levier a permis aux dirigeants politiques de Mayotte d’exploiter une colère réelle de la population, liée à un sentiment d’abandon par les autorités (locales comme coloniales) et à une situation économique désastreuse. Depuis une grosse vingtaine d’années, même si les responsables politiques de Mayotte continuent de dénoncer « l’élite comorienne », présentée comme « colonisatrice », l’ennemi numéro 1 est devenu « l’Anjouanais ». C’est un terme générique qui englobe toutes celles et tous ceux qui, comme une grande partie de la population mahoraise, sont issues des classes les plus défavorisées et qui sont originaires des autres îles (d’Anjouan principalement).
C’est toujours l’« autre » qui est stigmatisé, à la différence qu’il ne s’agit plus désormais des grands bourgeois des autres îles, mais, pour la plupart, du petit peuple, venu à Mayotte il y a trente ans, vingt ans, ou plus récemment, parfois pour y trouver du travail ou une meilleur vie pour ses enfants (pour qu’ils puissent aller à l’école), parfois simplement pour rejoindre un membre de la famille – il faut savoir qu’avant 1995 et l’instauration d’un visa entre Mayotte et les autres îles par le gouvernement Balladur, il n’existait pas de frein à la migration, dans un sens comme dans l’autre.
Dans tous les cas, l’élite politique et économique de Mayotte se sert de ce chiffon rouge pour préserver ses intérêts et invisibiliser ses propres responsabilités quant à l’état de leur territoire : le chômage, les grandes inégalités économiques et sociales, la dislocation de la vie sociale liée à ce que le sociologue Nicolas Roinsard nomme le « rouleau compresseur » de la départementalisation... Pour ce qui est de l’État français, il s’agit d’une dérive que l’on observe partout depuis plusieurs années : pour justifier leur volonté de ne pas redistribuer les richesses nationales, les dirigeants politiques et administratifs ont besoin d’un bouc-émissaire, qui est bien souvent l’immigré ou le descendant d’immigré.
A Mayotte, c’est particulièrement spectaculaire, surtout depuis le passage de Nicolas Sarkozy au ministère de l’Intérieur au milieu des années 2000 – c’est lui qui a commencé à expulser à tour de bras. Il est vrai que l’État français se trouve dans une situation inextricable. D’un côté il est sommé par la population mahoraise de développer le territoire à vitesse grand V (alors que cette île avait été laissée à l’abandon jusqu’aux années 1990 et qu’il y a donc d’immenses retards en matière de services et d’infrastructures en comparaison avec les normes « métropolitaines ») et de lui accorder les mêmes droits qu’aux autres Français.
Mayotte est aujourd’hui le territoire le plus pauvre et le plus inégalitaire du pays. De l’autre côté, il se rend bien compte que :
1- tout cela aura un coût financier énorme qu’il ne veut pas engager ;
2- cela ne pourra qu’aboutir à la déstabilisation de l’ensemble de l’archipel, Mayotte représentant déjà un îlot de prospérité à l’échelle régionale, et donc susciter de nouvelles vagues migratoires. C’est une équation insoluble : plus Mayotte se rapproche des normes françaises (en matière de droits sociaux notamment), plus la pression migratoire sera forte, et plus les discours xénophobes gagneront du terrain.
RPD : Dans un article du Monde Diplomatique de 2011, vous revenez sur la pression des investisseurs liée à la départementalisation, la spéculation qui s’en est suivie et la colère de la population mahoraise de se faire expulser de terres qu’elle occupait depuis des générations. Pouvez-vous revenir sur les intérêts historiques des bourgeoisies locales créoles puis mahoraises dans la départementalisation ? En quoi cela éclaire les problématiques actuelles à Mayotte ?
RC : La marche vers la départementalisation a eu des effets très concrets à partir du milieu des années 2000, notamment dans des domaines qui touchent au cœur de la société mahoraise, et notamment de la sphère privée : le mariage, l’héritage, le foncier, etc. Au nom de la mise en conformité des normes d’occupation des sols avec la législation nationale, des Mahorais ont été chassés de leur terre, qui appartenaient à leur famille depuis des décennies pour certains.
Les gens se retrouvaient sans terre, sans maison, dans une impasse juridique. Cela a suscité une véritable colère. Mais cette colère ne s’est jamais retournée contre l’État, qui est responsable de cette situation. Les dirigeants politiques ont préféré pointer du doigt les « Anjouanais », accusés de « voler » la terre des Mahorais. Il faut savoir que la pression foncière est considérable dans cette île : alors que la population augmente très rapidement, les terres sont d’autant plus rares que très peu sont constructibles. Cette question foncière est cruciale.
Dans les années 1960, elle avait déjà été instrumentalisée pour accuser les riches commerçants anjouanais et grand-comoriens de s’accaparer les terres de Mayotte. Le premier président des Comores indépendantes, Ahmed Abdallah, qui était également un très riche commerçant (le plus riche de l’archipel, a-t-on l’habitude d’entendre), était honni car il avait acheté un grand nombre de parcelles à Mayotte. Les dirigeants du mouvement pro-« Mayotte française » l’ont dénoncé à de multiples reprises.
Pourtant, certains d’entre eux étaient également de riches commerçants qui avaient eux aussi des intérêts à défendre. Parmi les instigateurs du mouvement pro-« Mayotte française », se trouvaient un certain nombre de créoles venus de Madagascar ou de La Réunion, qui avaient intérêt à ce que cette île « reste » française, et surtout à ce qu’eux-mêmes restent français.
Pour résumer : ils voulaient continuer de vivre là où ils avaient fait leur fortune tout en restant des citoyens français. L’un d’eux, Marcel Henry, était originaire de l’île de Sainte-Marie, qui se trouve au large de Madagascar. Lorsque l’indépendance de Madagascar est négociée avec la France en 1960, une partie de la bourgeoisie de Sainte-Marie souhaite que leur île reste rattachée à la France, au nom d’une histoire particulière. Mais elle échoue : l’île suit le destin de Madagascar, même si les personnes originaires de Saint-Marie obtiennent le privilège (qui tiendra jusqu’en 1972) d’exercer en France les droits attachés à la qualité de citoyens français.
Henry veut absolument éviter de revivre le même « drame » à Mayotte, où sa famille s’est installée. L’historienne Mamaye Idriss cite un autre exemple : celui de Fernand de Villèle, un greffier en poste à Mayotte dans les années 1960. Issu d’une famille aristocratique installée dans l’océan Indien au XIXe siècle et grand propriétaire foncier à La Réunion, de Villèle « avait tiré un avantage substantiel de la hausse soudaine des prix du foncier à la suite de la départementalisation » de La Réunion en 1946, et il « comptait en tirer profit de la même façon à Mayotte », précise Mamaye Idriss.
D’ailleurs, en 1977, il revendra ses terres à la collectivité territoriale de Mayotte, à un prix probablement plus élevé que si l’île avait acquis son indépendance avec le reste de l’archipel deux ans plus...Lire la suite sur RPDimanche
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