Arrivé en France en 2020 après douze ans passés à Malte...Ahmed : "Même si je meurs en mer, ce sera mieux que de vivre cette vie, ici en France"
Migrants : à Calais, Ahmed, exilé tchadien, préfère "mourir en mer que vivre cette vie"
Arrivé en France en 2020 après douze ans passés à Malte, ce Tchadien de 38 ans espérait pouvoir s'intégrer à la société française. Mais les embûches l'ont poussé à tenter la traversée de la Manche pour rejoindre l'Angleterre.
Le naufrage et la mort de 27 migrants dans la Manche, le 24 novembre, ne dissuaderont pas Ahmed de retenter la traversée. "J'essaierai. Encore et encore et encore. Jusqu'à ce que j'y arrive", promet ce Tchadien de 38 ans rencontré début décembre à Calais (Pas-de-Calais) lors d'une distribution alimentaire. Près de l'hypermarché Auchan, ils sont plus d'une cinquantaine ce matin-là, transis de froid, à faire la queue pour le petit déjeuner offert par l'association Salam.
Ahmed s'avance avec un sourire chaleureux. "Vous êtes journaliste à franceinfo ?" demande-t-il en tendant l'un de ses écouteurs : "C'est ma radio préférée !" Il tient à expliquer pourquoi il est venu en France et les raisons qui le poussent aujourd'hui à vouloir en partir. Par un vent glacial, il raconte, dans un anglais parfait, "le manque de perspectives d'avenir" dans son pays, le Tchad, dirigé pendant trente et un ans par Idriss Déby, grand allié de la France dans le combat contre les jihadistes, tué en avril par des tirs de rebelles.
Il décrit "l'impuissance du gouvernement" à protéger les populations du groupe jihadiste nigérian Boko Haram et de l'Etat islamique en Afrique de l'Ouest (Iswap). Il souligne aussi "l'absence de liberté d'expression".
"Au Tchad, il n'y a pas de travail, pas d'eau potable. Les routes sont dans un état lamentable."Ahmed à franceinfo
"Les frontières avec le Soudan, la Centrafrique, le Nigeria, le Niger et la Libye sont très instables. Tous ces pays ont beaucoup de problèmes. Ils sont en guerre ou il y a des conflits entre tribus", détaille-t-il entre colère et résignation.
"J'avais le sentiment de faire partie de la société"
Alors en 2007, à 24 ans, il traverse la Libye et prend tous les risques pour rejoindre l'île méditerranéenne de Malte, devenue l'une des principales portes d'entrée pour les migrants africains vers l'Union européenne. Ahmed y passera douze ans.
"Quand je suis arrivé, je ne connaissais pas l'alphabet. Mais on m'a donné la possibilité d'étudier : je suis allé à l'université et, pendant quatre ans, j'ai appris l'anglais, les mathématiques et les technologies de l'information et de la communication." Il travaille notamment en tant que secrétaire pendant quatre ans dans une entreprise de développement de logiciels web. "On m'a permis de m'intégrer, de vivre heureux. J'avais le sentiment de faire partie de la société", souffle Ahmed.
Mais sa situation se dégrade en 2013, lorsque le Premier ministre Joseph Muscat arrive au pouvoir "après avoir fait campagne contre les migrants, ce qui a permis aux racistes d'utiliser publiquement des discours de haine à notre égard". Il dit avoir commencé à ressentir de la "pression" dans son environnement de travail, à l'université, dans les transports et dans les rues. "Je ne me sentais plus en sécurité", résume-t-il. Il décide de quitter Malte pour rejoindre l'Hexagone. Un rêve : jusqu'à son arrivée, il vénérait "le pays des droits de l'homme".
"La colonisation française a créé des liens particuliers avec le Tchad : la France est un peu vue comme notre leader, notre guide. J'ai toujours énormément admiré ce pays."Ahmed à franceinfo
Mais la désillusion est brutale. Arrivé à Nantes le 2 février 2020, il n'obtient aucun logement, aucune aide de l'Etat, et dort chez un ami pendant plusieurs mois. Il dépose une demande d'asile le 4 février auprès de l'Ofpra. Ne pouvant rester indéfiniment chez son ami, il se retrouve à la rue, sans ressources, et commence à dépendre des associations pour subsister. Le 29 octobre, le couperet tombe : sa demande est rejetée.
Il dépose un recours dans la foulée, refusé par la Cour nationale du droit d'asile (CNDA) le 17 mars 2021, douchant tous ses espoirs. "Je ne veux aucune aide du gouvernement français. Je ne veux pas d'argent, ni de nourriture. Je veux juste avoir des papiers pour pouvoir travailler et me débrouiller par moi-même." "I just want to help myself", répète-t-il à plusieurs reprises ("Je veux juste m'aider moi-même").
Ahmed se retrouve bloqué en France, sans aucune possibilité de quitter le territoire puisqu'il ne possède pas de papiers. S'il se rend dans un autre pays d'Europe, il sera automatiquement renvoyé dans l'Hexagone, où ses empreintes ont été enregistrées et où il est "dubliné". Il s'est donc résigné à venir à Calais, en avril, pour tenter de gagner l'Angleterre, où il espère pouvoir travailler plus facilement.
"Je me lave à l'eau froide"
Ahmed sait qu'il va devoir privilégier l'accès par la mer, comme la grande majorité des migrants en attente sur les côtes calaisiennes. Entre le 1er janvier et le 20 novembre 2021, ils ont été 31 500 à avoir entrepris cette dangereuse traversée et 7 800 ont été secourus. Le record de 2020 a ainsi été nettement battu. "J'ai essayé de prendre la mer avec un petit canot qu'on a acheté avec des amis sur internet il y a une semaine. On était quatorze. Mais la police nous l'a confisqué au moment où on commençait à monter à bord", détaille-t-il.
Mais il réessaiera car ici, sa vie est devenue insupportable. Il navigue de campement en campement, desquels il est chassé par la police "presque tous les jours", assure-t-il. "S'ils ne viennent pas aujourd'hui, c'est certain qu'ils viendront demain ou après-demain, on sait comment ça fonctionne maintenant."
Ses journées se ressemblent toutes, depuis maintenant six mois : "Je me lève, je me lave à l'eau froide avec des bidons d'eau donnés par les associations. Ensuite, je récupère un repas offert par ces organisations et je cherche un endroit où charger mon téléphone. Puis je me mets en quête d'un endroit où dormir si j'ai été expulsé. Sinon, je marche beaucoup, pour me réchauffer."
"Je n'ai pas beaucoup d'endroits où aller pour me protéger du froid. Je n'ose pas rentrer dans les magasins sans argent."Ahmed à franceinfo
Il nous fait visiter son campement, temporaire donc, situé dans un champ, à une quinzaine de minutes à pied du Auchan. Une cinquantaine de tentes s'entassent sur des palettes, "pour ne pas prendre l'eau", sans aucun arbre pour s'abriter. Le vent souffle sans cesse et s'immisce à l'intérieur. Des hommes sont rassemblés autour d'un feu de bois sur lequel chauffent des boîtes de conserve.
Dehors, des vêtements sèchent sur des grillages. Ahmed ne veut pas que l'on photographie les détritus qui jonchent le sol, pour éviter qu'on ait "une mauvaise image des gens qui vivent ici". Dans quelques jours, il espère pouvoir retenter la traversée. "Même si je meurs en mer, ce sera mieux que de vivre cette vie, ici en France", tranche-t-il. Une larme coule sur sa joue, de froid sans doute.
Juliette Campion ©France Télévisions
COMMENTAIRES