Dans les différentes traditions, on initie de diverses manières les plus jeunes au souvenir des morts, ceux-là que l'on ne nomme que ...
Dans les différentes traditions, on initie de diverses manières les plus jeunes au souvenir des morts, ceux-là que l'on ne nomme que précédés de l'adjectif "al-marhûm/a" (celui/celle qui est couvert de la miséricorde de Dieu) dans la tradition musulmane.
Aux Comores, par exemple, à la date anniversaire de la mort de quelqu'un, au strict niveau familial ou au niveau d'une ville ou du pays, des prières sont faites pour lui. C'est une tradition bien ancienne dans les confréries soufies qui vise, outre les invocations adressées au défunt à chercher à provoquer l'émulation des plus jeunes. C'est, en effet, aussi l'occasion de parler de sa vie, de son oeuvre, de ses engagements. Parce qu'annuel, cette manifestation s'appelle en langue comorienne "hawli" (ar. hawliyya).
Une manifestation, cependant, m'interroge depuis tout petit - à laquelle j'ai eu beaucoup de mal à trouver une réponse. Il s'agit des visites que l'on fait aux tombes le vendredi et aux jours d'aïd. Pourquoi ces jours-là, en particulier? Parfois, ce sont seulement ces jours-là que l'on se rend au cimetière - pour voir la tombe de sa mère, son père, ses grands-parents - dans l'année.
Et la question est donc pourquoi s'infliger une peine, un chagrin, un jour de fête? D'autant que chez les chrétiens, par exemple, il y a une fête, appelée la Toussaint, spéciale pour les morts. Chez nous, musulmans, c'est plutôt les jours de fête. Paradoxal, non? Je précise qu'il n'y a aucun texte islamique qui l'interdit ou le permet et que par conséquent décréter cette pratique interdite ou obligatoire n'est pas fondé, théologiquement parlant. Inutile donc de parler d'innovation (bid 'a), puisque comme le dit si bien Abdullah b al-Siddîq al-Ghumâri (dans son épître Husn al-tafahhum wa al-dark li-mas'alati al-tark):
La non-réalisation d'une chose ne constitue pas dans notre religion la raison
D'une prohibition ou d'une prescription.
Qui veut interdire (une chose) parce que non-accomplie par notre Prophète
Et voit cela comme une norme véridique et juste
A certes perdu la voie de toutes les preuves
S'est même trompé de jugement et sera bredouille.
Par ailleurs, ce n'est pas son statut fiqhiq (halal/haram) qui nous intéresse ici. Mais, bien l'aspect anthropologico-psychologique.
A vrai dire, je ne suis pas sûr de ma réponse. Des livres et des articles ont été écrits sur la question par des collègues chercheurs, comme Jean-Claude Penrad, maître de conférences honoraire de l'EHESS et grand spécialiste de l'islam de l'Afrique de l'Est et de l'Océan Indien. Mon propos ne revêt donc rien d'exceptionnel. Il sera celui d'une impression, d'une idée qui m'habite depuis un moment, que j'ai eu du mal à coucher sur papier.
Pour moi, donc, très modestement, la raison de la célébration du souvenir des morts lors des fêtes principales des vivants est qu'en fait ils ne sont pas tant que ça loin de nous. Ou tout du moins, nous les sentons proches de nous, avec nous, en nous. Nous avons besoin d'eux, dans ces instants précis, plus que dans d'autres, parce qu'il y a souvent si peu, nous les célébrions avec eux. Quelque chose d'inexplicable, d'indicible crée en nous cette envie d'eux, une voix venant de Dieu sait où nous appelle à eux, ou les appelle à nous. Tout, en ces moments précis, nous les rappelle. On se trouve parfois, en train de pleurer; on cherche à les toucher; on cherche à les entendre; on cherche à les enlacer. Parfois même, l'élan nous amène à faire le geste de les toucher.
Comme pour anticiper ces réactions incontrôlées, les peuples musulmans, mais pas seulement, ont, comme qui dirait, normalisé cette anormalité. Très petits, on est, en effet, initiés à cette anormalité normale. Le père ou le grand frère emmène son enfant ou son petit frère sur la tombe de ses grands-parents, de ses parents pour des prières et pour la perpétuation de cette pratique, qui lie indéfiniment les morts aux vivants, ceux qui sont partis à ceux qui restent.
Quand on perd un être cher, on se cherche tous les moyens du monde pour ne pas l'oublier. Le temps finit souvent par renvoyer ses souvenirs à des instants précis: ceux que l'on passait avec lui. Et quand ces derniers arrivent, l'inexplicable se produit, l'irréel s'impose à nous. Nous subissons, volontairement, tout ce qui nous le rend présent. Et comme pour dire combien cela est viscéralement humain, le Coran prescrit au pèlerin, et, au-delà de lui, l'orant, de se laisser habiter par le divin de la même manière: "Lorsque vous aurez accompli vos rites, invoquez Dieu comme vous aviez coutume d'invoquer vos ancêtres, ou avec une invocation encore plus intense" (2:200).
Le père des exégètes musulmans, al-Tabari, écrit que pour certains, parler des ancêtres signifie ici le cri que les enfants poussent lorsqu'ils veulent leurs pères. Or, nous savons tous dans quel état est l'enfant qui veut son parent. Il pleure de toutes ses forces, lorsqu'il se sent séparé de lui et est le plus heureux du monde lorsqu'il en est proche. Son langage, loin des manières des adultes, est, dans ces instants précis, celui des seules émotions.
Nous redevenons enfants, chers amis, lorsque nous vivons ces instants de souvenirs et, subséquemment, nous sommes sincères. Il y a trois ans, un de mes amis les plus proches, un frère, qui s'appelait Hilal, s'en est allé. Il était trop jeune, me disais-je, pour mourir. Mais, la mort ignore les âges. Il est parti et une partie de moi avec. Je n'arrive que très difficilement à parler de lui. Un coup, je l'ai en flash. Un autre, je l'entends comme parlant. Bref, je suis sous la domination de ses souvenirs. Et comme disait le poète arabe:
J'ai demandé à l'oubli de l'oublier.
Et j'ai oublié l'oubli, mais je ne l'ai pas oublié.
Voilà pourquoi, à mon humble avis, on célèbre les morts lors de nos fêtes. Pleurer, contrairement à ce que dit Du Bellay, est un remède que secrète le coeur pour panser les maux qui l'affligent et chatouiller le bonheur qui lui arrive. Ce n'est donc pas anormal de lier la fête de la vie à la célébration de la mort. Là où il y a la première la seconde n'est jamais absente. C'est le paradoxe et, en même temps, le charme de la vie. Il s'impose à nous, surtout quand nous cherchons à l'évacuer.
Puisse Dieu accorder Sa miséricorde à Hilal et à tous nos morts. Puisse-t-Il apaiser le coeur de mon ami et disciple, Nicolas, auquel le trépas a pris dernièrement le père.
Bonne fête d'aïd à vous.
Très humainement vôtre.
Mohamed Bajrafil
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