HEUREUX LES INNOCENTS... Une fable de rentrée en ce mois de septembre. Contrairement à ce qui se raconte dans les milieux autorisés, ...
HEUREUX LES INNOCENTS...
Une fable de rentrée en ce mois de septembre. Contrairement à ce qui se raconte dans les milieux autorisés, cette année 2019 est loin d’être la pire pour le commun des Comoriens. Lentement, les consciences du pays s’étirent sur le canapé des luttes fratricides, pendant que se profile un autre monde à l’horizon. En attendant de pouvoir le nommer, la prudence, comme souvent, enseigne (à tous) le droit à l’innocence.
Une vieille histoire. Une histoire taillée à même la peau de ce petit bout d’archipel au destin extraordinairement irréprochable, et ce, quoi que l’on dise. Histoire d’une terre innocente, qui n’a rien demandé au Seigneur, sauf ce droit incontestable de se vivre en paix, malgré la fureur du temps et des hommes. Ce petit pays, croyez-le ou pas, est devenu, longtemps après sa première giclée de volcan, cet asile béni que l’on situe légèrement au dessus du Canal de Mozambique, et que fréquente un peu moins d’un million d’êtres vivants, occupés, aujourd’hui, à s’offrir une virginité, sans tâche, en politique.
A en croire le discours ambiant, nul ne serait comptable de l’échec avéré de ces quarante cinq dernières années. Ni le citoyen, ni ses représentants. Les scénarios, pourtant, ne manquent pas de confondre les uns, les autres et leurs démons dans l’ombre. Tel homme d’Etat coupable de violence et de fraude électorale pour parvenir au sommet, tel leader responsable du plus gros braquage économique du pays, tel autre passible de la cour martiale pour avoir soutenu une dictature douze années durant ou encore ces autres suspectés d’avoir voulu attenter à la sûreté nationale, en fomentant des crimes inavouables. Tous déclament, sans complexe, leur innocence, suivis de peu par l’ensemble de leurs concitoyens, qui, eux, n’auraient vraisemblablement jamais eu la main sur leur destinée.
CE DRAPEAU, MIS ENTRE LES MAINS DE L’INNOCENCE, UN 6 JUILLET 19 À MORONI. |
Qui ose, par exemple, parler de tous ces autres, s’amusant à noyer le frère ou la sœur niché(e) en eux, sur l’autre île, pour se sentir exister ? Oser, c’est se reconnaître une responsabilité dans la déchéance collective. Or, il y a comme un non-débat dans ce contexte plombé, où une fois rejeté l’enfer sur les autres, les gens se sentent confortablement assis sur leurs valeurs, sans remords, ni questionnements. Heureux les innocents au pays des victimes et des incapables. « Incapable », au sens d’un peuple démuni, qui n’a jamais eu que le droit de subir la folie d’autrui. A t-on besoin de préciser que la critique n’est pas un exercice facile en pays dominé, l’autocritique, encore moins ?
Un vieux monsieur à Mirontsy soutient que le jour où Dieu comptabilisera la geste des hommes, à l’occasion de son fameux big bang de l’éternel, les Comoriens n’auront absolument rien à se reprocher. Ils seront comme qui dirait « épargnés » ! « Et pourquoi donc ? », lui a-t-on demandé. Il répondit, l’œil tout guilleret, sous la torpeur d’un manguier de Soirhane : « Parce qu’il sera question des hommes. Ce qu’ils n’auront jamais été leur vie durant en ce monde ». Et pan ! dans votre gueule, s’exclame ce sale gosse qui, toujours, est en nous, heureux de voir que l’humour de ce vieux schnock remplit nos ventres d’espérance à sa manière. Quel sort meilleur que celui d’être exempté de tout reproche, le jour du jugement dernier ? Aucun d’entre nous n’ayant commis de crime dans une histoire passée, nous n’aurons, à ce stade de l’évolution de nos mondes, que l’embarras du choix, entre le miel des anges défroqués et le vin doux de l’ivresse divine.
L’INNOCENCE DRAPÉE DANS LA TOGE DE LA NOTABILITÉ PRÉSENTE, UN 6 JUILLET 19 À MORONI. |
Nous sommes de ces rares pays, où les gens survivent grâce aux intrigues politiques, sans jamais se salir les mains. Ce qui les autorise à beugler à chaque fois qu’ils sont hors jeu, comme si de rien n’était. Comme s’ils n’avaient jamais été là. D’où ce principe de virginité, dont nous parlions, plus haut. Acteur politique consacré, tu reviens dans l’espace public, après un long silence dans l’ombre, en effaçant les traces de tes anciennes forfaitures dans les consciences. Ailleurs, il arrive qu’on dise : « responsables, mais pas coupables ». Ici, on dit : « innocents, jusqu’au trognon ». Question de vocabulaire, sans doute. Toujours est-il que les habitants de cet espace ne seraient comptables de rien devant le Seigneur, lequel Seigneur ne les considérerait pas comme ces hommes que la conscience oblige. Heureux les innocents, dira la fable…
Des innocents, qui, en cette terre, auront barboté à vue dans la bouse, si l’on s’en tient aux seuls faits recensés, sans jamais se demander en retour ce que le Ciel leur réserve, en dépit de l’énergie qu’ils lui accordent, matin, midi et soir. Ce qui est perturbant, c’est qu’ils rêvent tous d’un ultime pardon dans l’Outre-monde, en étant sûr de n’avoir commis aucun crime : « Mngu nariswamihi »[1], répètent-ils en boucle, au quotidien. Où l’on se souvient de ces mots mesurés du saint Livre, qui enseigne (93.4) : « La vie dernière est meilleure pour toi qu’ici bas ». Le même rappelle, tantôt (28.77) : « N’oublie pas ta part en ce bas monde ». Comme une manière de signifier leur responsabilité aux oublieux de la dernière éruption. Les hommes et leurs obligations ! Sauf que cela reste une abstraction en cette terre bénie des innocents.
LE CITOYEN, CE SPECTATEUR, QUI N’A QUE L’INNOCENCE ET LES DÉFILÉS DU 6 JUILLET POUR SEULS ALIBIS. |
A la longue, ce phénomène génère un fort sentiment d’impunité, autorisant les pires frustrations chez les recalés du moment. Des frustrations, qui, au premier tournant mal négocié sur la feuille de route, embrase les esprits dans une cour des miracles, où celui qui gueule le plus, avec armes et bottes au pouvoir, l’emporte sur les pieds nickelés. Sur le moment, uniquement, car cela ne dure jamais trop longtemps. Cela ne saurait durer ! A trop s’accuser, ces innocents rassemblés en un même espace finissent par servir un jeu de chaises musicales, où celui qui se situe à la marge, a tendance à se projeter dans un futur proche horriblement enjaillé[2], sans s’embarrasser des contraintes de l’époque, et du prix à payer.
C’est un jeu ! Et non un concentré de réalités amères. Après tout, si tu perds la partie, tu n’as qu’à rejouer, l’instant d’après. Le reste n’est qu’affaire d’imagination, vu que personne ne cherche à se réclamer du réel et de ses aspérités. Pour être soi-même innocent, il faut savoir cultiver son ignorance, et feindre la bêtise, avec une certaine constance. L’adage dit bien que le génie serait mort repu, s’il avait su la chance de l’idiot. Heureux les innocents donc…
Soeuf Elbadawi ©muzdalifahouse
[1] « QUE LE SEIGNEUR NOUS PARDONNE ».
[2] DE L’ARGOT IVOIRIEN : « S’ENJAILLER ». QUI SIGNIFIE S’AMUSER, FAIRE LA FÊTE, PASSER DU BON TEMPS.
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