Le classement est biaisé. La fondation Thomson Reuters a publié lundi 11 novembre les résultats de son étude comparative sur la situation d...
Le classement est biaisé. La fondation Thomson Reuters a publié lundi 11 novembre les résultats de son étude comparative sur la situation des femmes dans les pays arabes.
L'étude est censée porter sur les "droits des femmes", mais Thomson
Reuters a préféré s'appuyer sur l'opinion de 336 "experts du genre"
plutôt que de se pencher sur les législations de manière objective.
Les résultats, présentés par la directrice générale Monique Villa sur CNN et largement relayés par la presse occidentale, n'ont pas la validité que la fondation souhaiterait leur attribuer.
Le classement place les Comores en tête et Oman en deuxième. L'Arabie saoudite est 20ème, devant l'Egypte, dernière. La Tunisie pointe en 6ème position, juste devant l'Algérie et le Maroc.
Lors de la publication, le rapport affichait des erreurs grossières, accusant notamment la loi tunisienne d'autoriser la polygamie (interdite depuis 1957) et d'interdire la contraception (entièrement légale).
Face au tollé, Thomson Reuters a fait machine arrière et corrigé les informations relatives à la Tunisie, sans que cela ait le moindre impact sur le classement. La fondation a même tenu à se justifier en affirmant à Tunisia Live qu'"après la révolution et la montée des islamistes, la polygamie a été pratiquée en secret par des salafistes".
Plusieurs activistes égyptiennes se sont également révoltées contre un classement qui place l'Arabie saoudite au-dessus du pays du Nil.
Pour Ghada Shahbender, la comparaison n'a même pas lieu d'être. "Bien sûr que je suis victime de harcèlements et de violences physiques", dit l'activiste des droits de l'Homme au quotidien Al Ahram. "Mais c'est aussi parce que je peux sortir de chez moi, parce que je peux conduire", précise-t-elle en référence à la législation saoudienne, la seule au monde à interdire la conduite aux femmes.
L'étude s'accompagne de quelques statistiques fournies par des organisations internationales ou nationales. Laissés pour compte dans l'élaboration du classement, ces chiffres viennent le contredire.
Entre Oman (2ème) et la Tunisie (6ème), l'écart est évident, mais dans le sens inverse.
Alors qu'un quart des parlementaires tunisiens sont des femmes, ce taux descend à 1% pour les Omanaises. Tandis que l'avortement est libre pour les Tunisiennes, une Omanaise doit être en danger physique pour avoir le droit d'y recourir. Et si le gouvernement tunisien a installé des mécanismes de soutien aux femmes victimes de violence domestique, le gouvernement omanais n'a pas même pas su interdire la pratique privée de l'excision.
Le même constat s'applique entre l'Egypte (22ème) et l'Arabie saoudite (20ème). Les droits des femmes sont bien dans un faible état en Egypte - sans parler des violences et des harcèlements quotidiens. Mais la législation saoudienne va bien plus loin: autorisation du mâle de tutelle pour l'obtention d'un passeport, interdiction de conduire une voiture, travail restreint à quelques postes spécifiques, droit de vote qui se fait attendre (prévu pour 2015).
Si les résultats de Thomson Reuters, auto-proclamé "leader mondial de l'information intelligente", sont en telle contradiction avec la réalité des faits, l'erreur est due à une méthodologie s'appuyant sur l'opinion plutôt que sur les chiffres.
Transparency International fait déjà régulièrement appel à un procédé similaire pour son étude annuelle sur la corruption, le Perception index. Si l'ONG s'y appuie sur des opinions, c’est parce que "il n'y a pas de moyen pertinent d'évaluer en terme absolu les niveaux de corruption", celle-ci étant illégale par nature. Ce qui n'est pas le cas des droits des femmes.
L'étude de Thomson Reuters admet être une "étude des perceptions" dans un paragraphe de la rubrique méthodologie: "Une étude de perceptions est un instantané de l'opinion d'un groupe de personnes spécifiques à un moment spécifique".
La subjectivité de l'étude en devient ainsi facilement influençable. Les experts égyptiens ont donné leur avis sur l'Egypte à peine un mois après les 91 viols de la place Tahrir rapportés par Human Rights Watch. Pour l'Arabie saoudite, on y répondait à l'étude au moment où 30 femmes venaient de faire leur entrée pour la première fois au Conseil de la Choura.
Les conclusions se rapportent ainsi plus à une tendance qu'à un état de fait.
Le rapport s'appuie sur 336 experts non identifiés, leur proposant à chacun de commenter un pays, ce qui revient à environ 15 experts par pays en moyenne. Un échantillon fabuleux pour un article de presse, mais plutôt faible pour une étude sérieuse.
Le rapport affirme par ailleurs que les donneurs d'opinion n'auraient pas été choisis au hasard. Les enquêteurs auraient par exemple évité d'approcher les personnages politiques, jugés trop partiaux.
Pourtant, ces mêmes enquêteurs auraient proposé à un des répondants de faire passer la proposition à d'autres personnes dans son entourage, affirme un blogueur égyptien, citant le répondant concerné. Pour une enquête qui se veut ciblée, la procédure est pour le moins étrange.
"Les indicateurs sont corrects, mais l'échantillon n'est pas représentatif. Ce n'est pas une étude", affirme Dalia Abdel-Hameed, qui s'occupe de projets axés sur le genre.
"Au final, c'est un amas d'opinions", conclut la féministe égyptienne Mariam Kirollos.
"Les droits de la femme en Egypte sont dans un état lamentable", confirme-t-elle toutefois. "La violence sexuelle est clairement en augmentation".
Au final, bien que "les résultats manquent de justesse", Dalia Abdel-Hameed concède que "rien n'aurait pu placer l'Egypte en première position".
Si les résultats biaisés de Thomson Reuters ne correspondent pas à la promotion qu'en fait la fondation, le classement ne manque pas pour autant de fournir deux conclusions non moins importantes. L'avancement du droit des femmes doit être une priorité pour les pays arabes. Et un tel classement ne vient pas moins en alléger le poids chez les "premiers" que chez les "derniers".
HuffPost Maghreb | Par Sandro Lutyens
Les résultats, présentés par la directrice générale Monique Villa sur CNN et largement relayés par la presse occidentale, n'ont pas la validité que la fondation souhaiterait leur attribuer.
Erreurs factuelles et comparaisons douteuses
Le classement place les Comores en tête et Oman en deuxième. L'Arabie saoudite est 20ème, devant l'Egypte, dernière. La Tunisie pointe en 6ème position, juste devant l'Algérie et le Maroc.
Lors de la publication, le rapport affichait des erreurs grossières, accusant notamment la loi tunisienne d'autoriser la polygamie (interdite depuis 1957) et d'interdire la contraception (entièrement légale).
Face au tollé, Thomson Reuters a fait machine arrière et corrigé les informations relatives à la Tunisie, sans que cela ait le moindre impact sur le classement. La fondation a même tenu à se justifier en affirmant à Tunisia Live qu'"après la révolution et la montée des islamistes, la polygamie a été pratiquée en secret par des salafistes".
Plusieurs activistes égyptiennes se sont également révoltées contre un classement qui place l'Arabie saoudite au-dessus du pays du Nil.
Pour Ghada Shahbender, la comparaison n'a même pas lieu d'être. "Bien sûr que je suis victime de harcèlements et de violences physiques", dit l'activiste des droits de l'Homme au quotidien Al Ahram. "Mais c'est aussi parce que je peux sortir de chez moi, parce que je peux conduire", précise-t-elle en référence à la législation saoudienne, la seule au monde à interdire la conduite aux femmes.
L'étude s'accompagne de quelques statistiques fournies par des organisations internationales ou nationales. Laissés pour compte dans l'élaboration du classement, ces chiffres viennent le contredire.
Entre Oman (2ème) et la Tunisie (6ème), l'écart est évident, mais dans le sens inverse.
Alors qu'un quart des parlementaires tunisiens sont des femmes, ce taux descend à 1% pour les Omanaises. Tandis que l'avortement est libre pour les Tunisiennes, une Omanaise doit être en danger physique pour avoir le droit d'y recourir. Et si le gouvernement tunisien a installé des mécanismes de soutien aux femmes victimes de violence domestique, le gouvernement omanais n'a pas même pas su interdire la pratique privée de l'excision.
Le même constat s'applique entre l'Egypte (22ème) et l'Arabie saoudite (20ème). Les droits des femmes sont bien dans un faible état en Egypte - sans parler des violences et des harcèlements quotidiens. Mais la législation saoudienne va bien plus loin: autorisation du mâle de tutelle pour l'obtention d'un passeport, interdiction de conduire une voiture, travail restreint à quelques postes spécifiques, droit de vote qui se fait attendre (prévu pour 2015).
Si les résultats de Thomson Reuters, auto-proclamé "leader mondial de l'information intelligente", sont en telle contradiction avec la réalité des faits, l'erreur est due à une méthodologie s'appuyant sur l'opinion plutôt que sur les chiffres.
Etude des perceptions plutôt qu'une étude des réalités
Transparency International fait déjà régulièrement appel à un procédé similaire pour son étude annuelle sur la corruption, le Perception index. Si l'ONG s'y appuie sur des opinions, c’est parce que "il n'y a pas de moyen pertinent d'évaluer en terme absolu les niveaux de corruption", celle-ci étant illégale par nature. Ce qui n'est pas le cas des droits des femmes.
L'étude de Thomson Reuters admet être une "étude des perceptions" dans un paragraphe de la rubrique méthodologie: "Une étude de perceptions est un instantané de l'opinion d'un groupe de personnes spécifiques à un moment spécifique".
La subjectivité de l'étude en devient ainsi facilement influençable. Les experts égyptiens ont donné leur avis sur l'Egypte à peine un mois après les 91 viols de la place Tahrir rapportés par Human Rights Watch. Pour l'Arabie saoudite, on y répondait à l'étude au moment où 30 femmes venaient de faire leur entrée pour la première fois au Conseil de la Choura.
Les conclusions se rapportent ainsi plus à une tendance qu'à un état de fait.
Le rapport s'appuie sur 336 experts non identifiés, leur proposant à chacun de commenter un pays, ce qui revient à environ 15 experts par pays en moyenne. Un échantillon fabuleux pour un article de presse, mais plutôt faible pour une étude sérieuse.
Le rapport affirme par ailleurs que les donneurs d'opinion n'auraient pas été choisis au hasard. Les enquêteurs auraient par exemple évité d'approcher les personnages politiques, jugés trop partiaux.
Pourtant, ces mêmes enquêteurs auraient proposé à un des répondants de faire passer la proposition à d'autres personnes dans son entourage, affirme un blogueur égyptien, citant le répondant concerné. Pour une enquête qui se veut ciblée, la procédure est pour le moins étrange.
"Les indicateurs sont corrects, mais l'échantillon n'est pas représentatif. Ce n'est pas une étude", affirme Dalia Abdel-Hameed, qui s'occupe de projets axés sur le genre.
"Au final, c'est un amas d'opinions", conclut la féministe égyptienne Mariam Kirollos.
Fausses conclusions pour une juste cause
"Les droits de la femme en Egypte sont dans un état lamentable", confirme-t-elle toutefois. "La violence sexuelle est clairement en augmentation".
Au final, bien que "les résultats manquent de justesse", Dalia Abdel-Hameed concède que "rien n'aurait pu placer l'Egypte en première position".
Si les résultats biaisés de Thomson Reuters ne correspondent pas à la promotion qu'en fait la fondation, le classement ne manque pas pour autant de fournir deux conclusions non moins importantes. L'avancement du droit des femmes doit être une priorité pour les pays arabes. Et un tel classement ne vient pas moins en alléger le poids chez les "premiers" que chez les "derniers".
HuffPost Maghreb | Par Sandro Lutyens