Neveu du célèbre écrivain juif Lion Feuchtwanger, Edgar était aussi le voisin d'Adolf Hitler, en face duquel il a grandi, au premier ...
Neveu du célèbre écrivain juif Lion Feuchtwanger, Edgar était
aussi le voisin d'Adolf Hitler, en face duquel il a grandi, au premier
rang des aléas politiques qui virent ses propres parents privés de leurs
droits. Extrait de "Hitler, mon voisin" (2/2).
En me défendant contre le Juif, je combats pour défendre l’oeuvre du Seigneur.
Adolf Hitler, Mein Kampf
J’aurai
bientôt quinze ans et cela fait dix ans qu’il habite en face de chez
nous. Maman m’a raconté que lorsque j’étais petit il était moins célèbre
qu’oncle Lion. Il l’avait même aidé à enfiler son manteau, lui donnant
du "Herr Feuchtwanger" sur la terrasse du café Heck où mon père me
commandait des citronnades. Dans ces jardins aujourd’hui interdits aux
Juifs, je jouais au cerceau et je courais derrière les pigeons. J’aime
quand ma mère me rappelle mon enfance au temps de la république de
Weimar, avant les nazis, avant qu’Adolf Hitler devienne chancelier.
L’Allemagne
était une démocratie, nous étions libres. À l’époque de la grande
crise, alors que Munich était si pauvre et que l’on risquait de s’y
faire partout détrousser, les mendiants nous saluaient dans la rue car
ils connaissaient les œuvres de mon oncle. Ils venaient à la maison et
nous partagions avec eux mon repas favori : des saucisses chaudes et
croquantes. Mon père était éditeur. Nous partions ensemble le matin,
avec Rosie, une jeune fille qui vivait à la maison et m’aimait comme une
mère. Les souvenirs me reviennent… Rosie a dû nous quitter quand les
lois raciales ont été décrétées. Ma mère allait souvent jouer au tennis
sur les terrains derrière la maison. Mon père travaillait parfois au
salon.
Des écrivains lui rendaient visite, et
c’est moi qui leur servais le thé. L’été, il m’envoyait porter des
ouvrages à ses amis écrivains. J’allais chez Thomas Mann avec Rosie, et
mettais un point d’honneur à tenir moi-même les livres précieux,
empaquetés et ficelés, qu’avec mon père ils échangeaient. Nous partions
le week-end sur des lacs merveilleux où nous louions des villas, nous y
passions l’été en famille avec des amis. Oui, je me souviens de mon
enfance… Souvent j’étais invité à des goûters d’anniversaire chez des
camarades aryens. On ne disait pas "aryen" autrefois. On ne disait rien.
Il n’y avait pas de différence. Comme nous ne sortons plus, ma mère me
raconte des histoires toute la journée. Elle me dépeint sa jeunesse et
mon enfance. C’était gai, me dit-elle. Quand elle parle de ces
années-là, elle sourit à nouveau, et je l’écoute longuement. J’oublie
les rideaux tirés, le ciel gris et les SS qui arpentent les trottoirs.
Avec mon père, ils se rendaient à des fêtes qui duraient toute la nuit
et rentraient chancelants et souriants. C’étaient les années folles.
C’étaient de belles années, me dit-elle.
– La
Bavière est un magnifique pays, mon chéri, avec ses clochers en forme
de bulbes, ses champs verts et fleuris. Un jour ce sera comme avant.
[...]
Depuis
que nous avons reçu la confirmation de notre départ pour Londres, je ne
peux m’empêcher de sourire lorsque le soir j’aperçois la fenêtre
allumée du Führer. Il ne sait pas que je le regarde, que je suis là, il
ne se doute pas que, juste en face de chez lui, pendant dix ans a grandi
un enfant qui un jour témoignera. Mon coeur bat fort lorsque je passe
devant la fenêtre. Je sursaute encore quand un moteur démarre dans la
nuit ou qu’un pas résonne au petit matin dans l’escalier. Je regarde les
meubles de la maison, les poignées des portes que plus jamais je ne
tiendrai entre mes doigts, les moulures au plafond, les ombres au sol
lorsque le soleil éclaire le salon.
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