Le Kényan David Rudisha a dominé le 800 m des JO de Londres jeudi en battant le record du monde en 1 m 40 s 91 centièmes. Retour sur so...
La voix est douce, presque effacée. Aucune pitrerie devant les journalistes. A première vue, le Kényan David Rudisha, 23 ans, est l'antithèse de l'exubérant Usain Bolt. Pas vraiment ce que les médias appellent un "bon client". En conférence de presse, les crépitements des flashes couvrent d'ailleurs souvent les phrases du champion du monde du 800 m. Qui ne hausse pas pour autant le ton. "Les gens qui ne le connaissent pas interprètent souvent cela comme de la timidité. Mais c'est du respect", corrige son agent, James Templeton. De fait, en un large sourire, David Rudisha laisse vite transparaître son relâchement. Les objectifs des caméras, il s'en est accommodé. Volontiers, il se prête aux séances photo. Sans enthousiasme excessif, mais avec bonne humeur.
En deux ans, l'intérêt que suscite le longiligne coureur natif de Kilgoris, dans la vallée du Rift, ne cesse de croître. Sans pour autant atteindre l'effervescence médiatique accrochée aux pointes de Bolt, la star de l'athlétisme mondial. Comme le Jamaïcain, pourtant, Rudisha, de sa foulée ample, a bousculé sa discipline. Le 22 août 2010, au meeting de Berlin, il bat de deux centièmes le record du monde du 800 m, vieux de treize ans. Sept jours plus tard, à Rieti (Italie), il améliore le chrono de huit centièmes, bouclant les deux tours de piste en 1' 41"01. Deux records mondiaux en une semaine, la performance contribue à faire connaître "King David", 21 ans à l'époque."Ma force, c'est que quand je suis à un pic de forme, j'arrive à le maintenir assez longtemps", commente le principal concerné.
David Rudisha a transformé le 800 m, course tactique par excellence, habituellement saccadée par les bousculades, en une performance solitaire. Sa stratégie pour gérer les deux tours ? Partir en tête pour terminer devant. Un schéma de course appliqué scrupuleusement à Londres depuis les séries et qu'il devrait répéter en finale, le 9 août. Puissant, le demi-fondeur garde une fluidité inhabituelle dans la dernière ligne droite, là où ses concurrents se crispent sous l'effet de la montée de l'acide lactique. La discipline, qui manquait d'un leader depuis la retraite de son compatriote, naturalisé Danois, Wilson Kipketer, s'est trouvé un nouveau porte-drapeau.
"Il y a David et nous, le reste du monde, résume Pierre-Ambroise Bosse, champion de France du 800 m et demi-finaliste à Londres. Sa puissance à la fin des courses lui permet de mettre 30 ou 40 m à ses concurrents dans la ligne droite." Le Français, 20 ans, qui a couru pour la première fois avec le Kényan au meeting du Stade de France, le 6 juillet, décrit le fossé qui les sépare : "Les cents premiers mètres, il ne donne pas l'impression de partir rapidement. Mais au bout de 200 m, il est déjà parti, sans trop que tu saches comment, et c'est trop tard." A Paris, Rudisha a terminé une demi-seconde derrière son record du monde et quatre secondes devant son premier poursuivant. Un gouffre. Depuis, il est retourné se préparer au Kenya.
Au vrai, la tactique simpliste - permise par la marge qu'il possède sur ses adversaires - consistant à mener la course du départ à l'arrivée est peut-être une séquelle du seul échec notoire de sa courte carrière. En 2009, aux championnats du monde de Berlin, sous une fine pluie qu'il n'apprécie guère, David Rudisha s'était emmêlé les pointes dans le peloton. Déjà favori, il avait été éliminé des demi-finales sans avoir pu vraiment courir. Erreur de jeunesse. Depuis, le grand gaillard - 1,90 m - profite de son physique hors du commun pour éviter les embouteillages.
Chez les Rudisha, les qualités athlétiques se transmettent de génération en génération. Le père, Daniel, fut médaillé d'argent du relais 4 × 400 m aux Jeux olympiques de Mexico, en 1968. Lui a-t-il parlé de cette compétition si particulière ? "Vous savez, les pères parlent peu", lâche, énigmatique, son athlète de fils.
Au Kenya, un prêtre irlandais, le Frère Colm O'Connell, s'est chargé de façonner le talent brut de David, sixième d'une fratrie de sept, sur les pistes cabossées et poussiéreuses du pays. Sous sa coupe, l'adolescent dispute des décathlons où les épreuves de saut à la perche se font sans matelas de réception et le saut en longueur sans bac à sable. Installé en Afrique depuis le milieu des années 1970, le Frère Colm O'Connell sait ce qu'il fait. Il a entraîné les anciens champions Peter Rono et Wilson Kipketer.""Brother Colm" lui évite les effets néfastes de l'entraînement excessif. Car il y a beaucoup de jeunes Kényans qui forcent trop lors des séances", explique James Templeton. L'hiver, le champion va s'entraîner en Australie. Sa grande taille le tient éloigné des compétitions en salle, où il craint de se blesser aux hanches.
David Rudisha est encore jeune. A 23 ans, il découvre les JO, après avoir raté ceux de Pékin à cause d'une blessure. A la fin de la semaine, il pourrait avoir tout gagné. Après quoi pourrait-il encore courir s'il remporte l'or à Londres ? "La fin d'une chose est le début d'une autre, philosophe-t-il. Quand j'ai battu le record du monde, j'ai pensé aux championnats du monde. Après ma victoire à Daegu, j'ai pensé aux JO de Londres... Tout le monde aspire à être une légende, non ?"
Connaisseur de l'histoire de sa discipline, il sait que les Jeux ont plus souvent consacré des outsiders que les favoris. "Il a étudié les temps de passage des courses de Sebastian Coe, de Billy Konchellah [deux anciens champions du monde du 800 m, respectivement Britannique et Kényan] et d'autres champions. Cet intérêt profond pour sa discipline, c'est rare", souligne son agent. David Rudisha assure ne plus craindre une course tactique. "En 2010, il n'y avait pas de championnat majeur, je me suis préparé pour des courses rapides, explique-t-il. En 2011, pour des courses tactiques. Cette année, à l'entraînement, on a essayé de combiner les deux."
Au Stade olympique, le champion du monde en titre ne fera sûrement pas le bonheur des parieurs. A moins que la météo ou une blessure ne viennent redistribuer les cartes."Si on compare cela au poker, il a un flop d'avance", s'amuse Pierre-Ambroise Bosse, tout en pronostiquant : "Il va mener toutes ses courses, jusqu'à sa finale, où il va gagner." De sa voix fluette, David Rudisha déclare simplement : "Je suis dans la forme de ma vie."
En 2013, il pourrait tenter de doubler avec le 400 m, aux championnats du monde à Moscou, "si le programme le permet". En attendant, à Londres, il devrait participer au relais 4 × 400 mètres avec la sélection kényane. Les chances de faire aussi bien que son père sont minces, mais il aimerait bien se frotter à Usain Bolt, si le Jamaïcain s'aligne au départ de l'épreuve. "Ce serait une course intéressante si nous faisons le dernier relais ensemble. On ne s'est jamais rencontrés. Ce serait formidable de voir deux détenteurs de records courir l'un contre l'autre."
LE MONDE SPORT ET FORME Yann Bouchez.Source : lemonde.fr