Me Gilles Devers à La NR : « « La puissance des Etats-Unis transforme le Conseil de sécurité en un outil au service de leurs intérêts »

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De la question palestinienne, à la question libyenne, l'impunité d'Israël et la position des Etats-Unis vis-à-vis du Conseil de sécu...

De la question palestinienne, à la question libyenne, l'impunité d'Israël et la position des Etats-Unis vis-à-vis du Conseil de sécurité et de la CPI, Cherif Abdedaïm, pour La Nouvelle République, fait le point avec Me Gilles Devers, avocat français, et porte-parole du collectif d'avocats ayant déposé une requête en justice auprès la CPI pour crimes de guerre lors de la guerre de Ghaza de 2008-2009

Me Gilles Devers à La NR : « « La puissance des Etats-Unis transforme le Conseil de sécurité en un outil au service de leurs intérêts »

La Nouvelle République : En déposant, en janvier 2009, une plainte devant la Cour Pénale internationale pour crimes de guerre des officiers israéliens, croyez-vous encore, en tant que collectif des avocats, à la loyauté de cette Cour compte tenu qu'Israël a toujours méprisé le droit international sans aucune inquiétude et en toute impunité ?

Gilles Devers : Je n'ai aucune raison de mettre en cause la loyauté de la Cour Pénale Internationale, bien au contraire. La Cour Pénale Internationale peut donner l'impression de répondre dans un fonctionnement au double standard, mais cette première impression résulte d'une lecture trop rapide. La Cour est saisie selon le double standard, mais pour ce qui la concerne, elle applique le standard unique.

Dans le cadre de la Libye ou du Soudan, la Cour a été saisie directement par le Conseil de sécurité. C'est donc le Conseil de sécurité qui pratique le double standard en choisissant les affaires qu'il défère à la Cour et en garantissant l'impunité à d'autres.

S'agissant de la Palestine, le bureau du Procureur aurait pu être plus présent, plus incitatif. Mais il est hors de question de mettre en cause la Cour elle-même, c'est-à-dire les juges… pour la simple et bonne raison qu'ils n'ont pas été saisi ! Si le dossier est enfin transmis aux juges, on pourra alors parler du travail de la Cour. Critiquer la Cour à ce stade, c'est de la méconnaissance ou du procès d'intention. 

Il faut également tenir compte d'autres réalités. Le monde arabe ou musulman a pour l'essentiel refusé de ratifier le statut de la Cour, et il n'y a eu aucun soutien des Etats aux démarches des Palestiniens devant la CPI. 

La Tunisie vient de rejoindre les trois pays qui avaient déjà ratifié le traité de Rome instituant la CPI, à savoir la Jordanie, les Comores et Djibouti. Si le bloc du monde arabo-musulman, soit une quarantaine d'Etats, ratifiaient le traité de Rome, le bureau du Procureur en tiendrait nécessairement compte. Restons optimistes : le mouvement d'adhésion à la CPI a vocation à s'étendre. Adhérer à la Cour Pénale internationale ne donne compétence à cette Cour que pour les crimes les plus graves à savoir les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité, et refuser la ratification donne le sentiment que la page de ces crimes n'est pas tournée…

110 Etats ont déjà ratifié le traité et il n'y a pas de raison fondamentale pour que d'autres s'abstiennent de le faire. On sait en revanche que des pays tels que les Etats-Unis et Israëlrefuseront toujours de ratifier ce traité. Aussi, qualifier cette Cour d'occidentale parce qu'elle serait sous l'emprise des Etats-Unis est un non-sens. Le droit pénal international est une construction lente qui tient compte de beaucoup de contingences, mais qui progresse. Derrière le droit pénal se sont les libertés fondamentales qui sont protégées.

La Nouvelle République : Vous reconnaissez qu'en ce qui concerne les prisonniers palestiniens, Israël a également violé le droit international. Pourquoi, donc, les instances chargées de veiller à l'application du droit international demeurent-elles passives face à cela ?

Gilles Devers : Le droit international, et donc les violations du droit international, sont bien connues. On dispose de références juridiques très précises, et la jurisprudence internationale notamment celle du Tribunal Pénal pour l'ex-Yougoslavie a permis de donner une lecture très actuelle de ces crimes de droit pénal. Il est ainsi reconnu que le recours à la torture est une violation du droit quelles que soient les circonstances. Aucune situation de fait ne peut autoriser le recours à la torture. De plus, tout jugement doit répondre aux règles du procès équitable, garantit par le droit international. Il en est de même des conditions de détention sur lesquelles on dispose là encore de très nombreuses garanties. 

Il faut toujours avoir à l'esprit que la Palestine a la qualité juridique de territoire occupé, qu'Israëlest la puissance occupante, et que le droit est donc clairement énoncé par la IVème Convention de Genève et le premier protocole de 1977. 

La Cour pénale internationale ne peut pas se saisir elle-même. Il y a actuellement un travail d'élaboration qui est en cours pour constituer des dossiers qui soient conformes à ce qu'exige la réglementation de cette Cour. Il restera à convaincre le Procureur de transmettre le dossier à la Cour pour que celle-ci statue enfin afin de déterminer si elle est compétente sur laPalestine.

De nombreuses contributions sont déjà réunies pour dire que la Cour a cette compétence. Ce qui est certain c'est que ce n'est pas au Procureur de dire si la Cour est compétente ou non. Il doit, parce qu'il existe des dossiers sérieux, transmettre l'affaire à la Cour qui statuera. Bien entendu, nous sommes prêts pour ce débat, qui devra se tenir dans le meilleur respect des règles de droit. 

La Nouvelle République : En ce qui concerne les « cimetières numéros ». Pouvez-vous d'abord expliquer à nos lecteurs en quoi cela consiste ; et ensuite, avez-vous une idée sur le nombre de prisonniers palestiniens victimes de cette politique  du moment que vous enquêtez sur ce dossier ? 

Gilles Devers : Cette question des cimetières numérotés est en réalité bien connue enPalestine, et notamment par les familles, mais elle fait l'objet d'une inadmissible tolérance. Le droit international et le sens de l'humanité convergent pour dire qu'après le décès, le corps est rendu à la famille. Or, les autorités gouvernementales d'Israël ont une autre pratique, car ils s'autorisent parfois à refuser de restituer les corps. La Croix-Rouge est informée du décès, mais le certificat de décès n'est pas remis à la famille. Il est attribué un numéro au cadavre, qui reste ensuite enterré sous contrôle de la puissance occupante. 

C'est une situation qui viole gravement le droit, et que rien n'est de nature à justifier. Les associations qui défende les droits des prisonniers palestiniens en Palestineconnaissent cette situation et s'en préoccupent. Toutefois les informations restent par hypothèse difficiles à obtenir. Mais sur le seul territoire de Ghaza, plus de 300 familles se sont faites connaître, concernées par cette situation. Nous avons notamment rencontré un père de famille qui depuis 20 ans a appris le décès de son fils mais n'en a jamais eu confirmation officielle. Il espère toujours que son fils est vivant.

La Nouvelle République : Israël s'est toujours caché derrière l'argument sécuritaire pour tout se permettre : construction du Mur, embargo, répression délibérée, etc. Pourquoi cette même communauté internationale soucieuse des soi-disant civils en Libye, en Syrie reste-elle indifférente au sociocide Palestinien ? 

Gilles Devers : On peut répondre par l'un des points les plus nets, à savoir l'avis rendu par la Cour Internationale de Justice en juillet 2004 sur la construction du mur. La Cour Internationale n'a pas rendu un jugement mais un avis, mais cet avis de plus de 80 pages est extrêmement précis et répond point par point à tous les arguments qui étaient opposés par l'Etat d'Israël. La Cour confirme que dans l'ensemble des territoires occupés, s'applique la IVème Convention de Genève et le Pacte des droits civils et politiques de 1966. Elle indique que la construction du mur est illégitime, que cette construction vise à réaliser des appropriations indues de territoires, causant des dommages considérables au peuple palestinien. La Cour indique qu'il est du devoir de tous les Etats de faire respecter le droit international notamment tel qu'il résulte des avis rendus par la Cour Internationale de Justice. 

Or, je constate qu'il y a eu de la part des Etats beaucoup de commentaires et de discours mais que rien n'a été entrepris. Pour autant la lecture du droit faite par la Cour Internationale de Justice est à la disposition de tous, et la société civile a commencé à se préoccuper de faire appliquer elle-même ces règles de droit désormais bien connues.

La Nouvelle République : Les Etats-Unis n'arrêtent pas de donner des leçons de droits de l'homme, de liberté et de démocratie, or, concernant l'adhésion de la Palestine à l'ONU, ils ont usé de leur droit de véto ; n'est-ce pas là un reniement de ces valeurs face à un droit inaliénable ?

Gilles Devers : Il existe évidemment dans la société américaine des éléments très démocratiques. Mais s'agissant de leur politique extérieure, les Etats-Unis se situent de manière permanente en violation du droit international. Le budget militaire US représente à lui seul 45% des dépenses dans le monde, alors que les Etats-Unis ne sont pas menacés d'envahissement par le Canada ou le Mexique … c'est dire que c'est une armée qui est uniquement chargée de défendre les intérêts économiques des Etats-Unis en dehors des frontières des Etats-Unis. C'est l'illégalité majeure et tout le reste en découle. 

Chacun a pu voir le parcours du Président Obama commencé avec le discours du Caire et l'affirmation nette que l'arrêt de la colonisation était un impératif. Deux ans plus tard, l'administration US a lâché sur tous les fronts. Dans le même temps, la prison de Guantanamo qui viole les bases du droit international reste toujours en activité. On pourra dire que les Etats-Unis respectent le droit international quand ils ratifieront les traités les plus importants. Or, ils refusent de ratifier le traité de la Cour Pénale Internationale et le Pacte de 1966, ce qui montre qu'ils construisent leur politique internationale en violation du droit. 

La Nouvelle République : Concernant la Libye, l'enquête du procureur Luis Moreno-Ocampo a débouché sur la délivrance par la CPI le 27 juin d'un mandat d'arrêt pour crimes contre l'humanité contre Mouammar Kadhafi, son fils Saïf Al-Islam et le chef du renseignement libyen Abdallah ; n'est-ce pas là une décision hâtive alors, que dans d'autres cas, les enquêtes duraient éternellement ?

Gilles Devers : Dans l'affaire de la Libye le point d'analyse centrale est que le Procureur n'agissait pas de lui-même mais parce qu'il était saisi par le Conseil de sécurité. C'est un exemple du double standard pratiqué par le Conseil de sécurité qui agit en fonction de critères politiques et non pas juridiques. 

D'un point de vue pragmatique, nous disposons maintenant, notamment avec cette procédure, de précédents indiquant que des mandats d'arrêts peuvent être décernés alors que l'enquête a encore peu progressé. Nous nous servirons de ces précédents dans nos procédures car la pratique de la Cour doit, elle, rester unique.

La Nouvelle République : Certains pensent que la résolution 1973 du Conseil de sécurité du 17 mars 2011 « a été détournée de son objet » étant donné que l'application de la Résolution a dégénéré en une guerre ayant pour but un changement de régime en Libye, objectif absolument incompatible avec l'esprit et la lettre de la Résolution. On parle même de l'instrumentalisation du Conseil de sécurité à des fins de politique de puissance. Partagez-vous cet avis ?

Gilles Devers : La résolution de 1973 était la première résolution importante fondée sur le principe de la responsabilité de protéger, qui résulte de travaux importants des Nations-Unies. Cette responsabilité de protéger est entendue comme une décision des organes de décisions de l'ONU. Elle permet de mettre fin aux errements du fameux droit d'ingérence par lequel une nation ou des ONG financées par des nations se permettaient d'interférer dans les affaires intérieures des Etats. Ainsi, en droit la résolution de 1793 dispose d'un fondement juridique. L'histoire et les enquêtes nous permettront de savoir s'il existait alors suffisamment d'éléments de fait. Nous verrons. En revanche, ce qui est certain, c'est que dans tous les travaux de l'ONU sur la responsabilité de protéger, il n'a jamais été envisagé que l'action décidée par le Conseil de sécurité puisse conduire à des actions positives avec des troupes au sol pour renverser un gouvernement. 

La Chine et la Russie avait accepté de laisser passer la résolution car ils avaient des assurances que le mandat donné ne conduirait pas à renverser le régime. Dans l'affaire de la Syrie, en février 2012, ils ont fait jouer leur droit de véto alors que la résolution allait bien moins loin que pour la Libye. Compte tenu de la manière dont la France, la Gra nde Bretagne, les US ont agi, il sera désormais bien difficile de faire accepter une nouvelle résolution fondée que la « responsabilité de protéger ». 

La Nouvelle République : Comment expliquer la réticence de la CPI pour enquêter sur les crimes de l'OTAN, en Libye, qui selon les accusations de Me Ceccaldi, l'OTAN avait bombardé à la fois ce qui était à l'origine des positions militaires et des objectifs qui sont des objectifs civils ?

Gilles Devers : Le Conseil de sécurité poursuit des buts politiques et ses décisions politiques affaiblissent la perception du droit international, qui est ressenti comme appliqué de manière très différente selon les Etats concernés. Mais dans le même temps je dois considérer que progressivement les textes se renforcent. Surtout, nous avons de plus en plus d'application du droit par le biais des tribunaux internationaux, qu'il s'agisse du Tribunal pénal pour l'ex-Yougoslavie, la Cour Pénale Internationale, de la Cour de justice de l'Union Européenne ou de la Cour Européenne des Droits de l'Homme, ou de la Cour interaméricaine des Droits de l'Homme. Il faut souhaiter que l'Afrique sache se doter le plus tôt possible d'une Cour répondant aux standards actuels du droit international. Ce sera certainement le meilleur moyen d'agir contre le double standard dont l'objet principal est d'assurer la prééminence des Etats-Unis, et peut-être demain d'autres Etats. 

La Nouvelle République : Considérant la politique du Conseil de sécurité, depuis la première guerre du Golfe, on est tenté de dire qu'on assiste à une dépravation de l'interprétation et de l'application du droit international. Qu'en pensez-vous ?

Gilles Devers : Sur ce plan, il n'y a rien à attendre du Conseil de sécurité. Rien. Je rappelle toutefois que le Conseil de sécurité, malgré tout, a toujours tenu le cap en indiquant que la Cisjordanie , Jérusalem Est, et la bande de Ghaza sont des territoires palestiniens relevant de la seule souveraineté palestinienne et qu'ils sont actuellement occupés militairement.

La Nouvelle République : Actuellement une campagne anti-iraniene est menée par les Etats-Unis et Israël ; est-il permis selon le doit international, d'intervenir militairement dans un État souverain, fût-il en passe de se doter de l'arme nucléaire ?

Gilles Devers : La puissance des Etats-Unis transforme le Conseil de sécurité en un outil au service de leurs intérêts. La volonté de domination politique et économique écrase le droit. De plus, nous ne somme plus dans les années 1945… Le Conseil de sécurité ressort intact, ignorant la nouvelle configuration du monde après la décolonisation. Des grands pays comme le Brésil ou l'Inde gardent un rôle très relatif, ce qui n'est pas logique car cela ne correspond pas à la réalité des faits. 

Mais dans le même temps, il ne faut pas tout focaliser sur le Conseil de sécurité. Il existe de nombreuses autres institutions de régulation et même de rééquilibrage, et la société civile a alors tout son rôle pour saisir des Cours internationales ou des Cours régionales qui participent très directement à l'élaboration du droit. Je rappelle notamment que dans l'affaire Kadi, la Cour de Justice de l'Union Européenne en 2008 et 2010 a dit que les droits fondamentaux devaient être respectés sur tout l'espace européen, même s'il fallait pour ce faire remettre en cause les décisions arbitraires du Conseil de sécurité. En l'occurrence il s'agissait d'une personne qui avait subi un gel d'avoirs décidé par le Conseil de sécurité et appliqué par les instances européennes. Les instances européennes soutenaient qu'elles n'avaient aucune marge de manœuvre car il s'agissait d'une décision du Conseil de sécurité. La Cour de Justice a répondu que si le Conseil de sécurité avait effectivement un grand rôle dans la définition de l'ordre mondial, ses décisions ne pouvaient avoir de force sur le territoire européen que s'il respectait les droits fondamentaux et notamment celui de ne remettre en cause les droits des personnes qu'en fonction d'une accusation précise et dans le respect des droits de la défense.

Le droit international va évoluer à l'initiative des peuples, et les Palestiniens sont en première ligne. 


Cet entretien, réalisé par Chérif Abdedaïm pourLa Nouvelle République du lundi 13 février 2012, est également diffusé sur Afrique Démocratie.net et sur le blog de Cherif Abdedaïm, où l'on peut retrouver l'ensemble des entretiens qu'il a conduits.
Source : La Nouvelle République

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