Le chaos-monde de Nassuf Djailani Le Franco-Comorien Nassuf Djailani est l’auteur d’une œuvre protéïforme, partagée entre la poésie, la fict...
Le Franco-Comorien Nassuf Djailani est l’auteur d’une œuvre protéïforme, partagée entre la poésie, la fiction et le théâtre. Voguant entre gravité et inventivité, cette œuvre riche d’une dizaine de tires, invite le lecteur à une plongée dans l’univers comorien et la tourmente géopolitique qui la traverse depuis l’éclatement de l’archipel entre les Comores indépendantes et Mayotte restée sous le drapeau français. Originaire de Mayotte, l’écrivain s’interroge sur les espoirs et le destin des peuples comoriens et mahorais à travers des textes poétiques, poignants et profondément engagés. Son ambition : « ni rire, ni pleurer, mais comprendre ».
Portrait.
« La langue française, c’était un grand cocotier qu’il fallait grimper pour aller chercher les noix au-dessus. Parfois, on se fait mal, parfois on manque de tomber et parfois on tombe même... Mais, voilà ça a été un effort. J’ai découvert qu’il fallait la faire sienne la langue pour dire à l’ancien maître que nous avons-nous avons un cœur et que nous souffrons aussi. Il est temps qu’ils comprennent cela et qu’ils intègrent que nous avons droit à la parole libre. » Un droit à la liberté et à la parole qu’exerce de très belle manière le Comorien Nassuf Djailani, depuis bientôt deux décennies, comme en témoigne son dernier recueil de poèmes Naître ici, paru l’année dernière, aux éditions Bruno Doucey (1).
« Naître ici/ n’être rien et tout/ à la fois/ magma étale », chante le poète, voguant entre le rêve et le néant et puisant sa liberté au cœur du chaos sociopolitique qui règne dans son île natale. Ecrivant, comme il aime le dire « avec la peau et avec la sensation », l’auteur transforme les mots en « armes miraculeuses » et promesses d’humanité. « Je vous conterai les mille et une nuits gorgées d’espérances », promet-il, invitant le lecteur à le rejoindre dans sa traversée des Comores, « le vert paradis de son enfance » devenu l’archipel emblématique des drames postcoloniaux de migration africaine.
Un pays à genoux
Mayotte, à laquelle Nassuf Djailani vient de consacrer, en collaboration avec le photographe Thierry Cron, un somptueux livre de photos et de texte illustrés (2), est au cœur de l’œuvre de cet écrivain aussi sensible que lucide. Lucidité et ouverture sont la marque de fabrique de cette œuvre qui retrace l’histoire et les enjeux de la crise politique et migratoire que traverse cette ancienne colonie devenue depuis 2011 un département français, le département le plus pauvre de France et de Navarre, disent les observateurs.
« L’île aujourd’hui vit une triple crise : une épidémie de dengue et puis la Covid, et par-dessus le marché, il y a une misère terrible, féroce, à Mayotte, se lamente l’auteur de Naître ici. Il y a des gens qui ne mangent pas trois repas par jour. C’est Mayotte, c’est la France, c’est un pays à genoux, mal traité, ignoré. C’est dans ce chaos-là que j’essaie d’écrire et j’essaie de tendre l’oreille pour raconter le ventre de cet endroit, de cette terre-là. »
Nassuf Djailani est avant tout poète. Pas tout à fait quarantenaire, le Franco-Comorien est un poète foisonnant, avec à son actif cinq recueils de poésie en français, mais aussi des textes en kibushi, langue malgache de Mayotte, qui est la langue maternelle de l’auteur. Il est aussi dramaturge et romancier. Et enfin, journaliste. A Limoges où l’homme a posé ses valises, il mène de front, parallèlement à l’écriture, une carrière professionnelle de reporter vidéo au sein de la rédaction limousine de France Télévisions. « Je suis journaliste le jour et auteur de fiction la nuit », aime-t-il répéter.
L’écrivain est né à l’île de Mayotte en 1981. Son père est maçon et sa mère tient une petite quincaillerie dans le marché du village de Chiconi, au centre de l’île mahoraise, où le futur poète a grandi. Débarqué en France métropolitaine dans les années 1990, il a fait des études de l’histoire et du journalisme. C’est par le journalisme d’ailleurs qu’il entrera dans l’écriture littéraire, soucieux de s’arracher aux faux-semblants et à la xénophobie qui enveniment la société mahoraise. « Je voulais retrouver à travers l’écriture quelque chose qui me ressemble », confie-t-il. « L’écriture justement, ajoute Djailani, c’est une façon d’interroger. Qu’est-ce qui fait que nous sommes devenus ça, des tas de haine, des tas d’amours peut-être parfois, heureusement d’ailleurs, mais des tas, dans une sorte de concentré de toutes ces faussetés. »
Une quête d’authenticité
Nassuf Djailani s’est fait connaître en publiant ses premiers recueils de poésies, Spirale et 2004 et Roucoulement en 2006, inspirés du mouvement spiraliste fondé par Frankétienne, le poète haïtien qui a marqué les imaginations par la puissance de son écriture du chaos. « Frankétienne m’a mis en confiance », se souvient le Comorien. Il se reconnaît dans l’œuvre du grand poète de Port-au-Prince qui tente de recréer avec ses néologismes bancals une authenticité face à la fausseté, aux dissonances et au chaos que lui renvoie la société haïtienne.
Dans l’écriture de Djailani, il y a aussi quelque chose de Léon-Gontran Damas quelque chose de la poésie rauque et sombre de ce troisième larron de la Négritude, auteur de Pigments et Black Label, des classiques de la littérature poétique africaine. « La lecture de Pigments a été un tournant pour moi, explique Nassuf Djailani. Sa mélancolie m’a beaucoup intéressé parce qu’on est comme ça à cet âge-là, on est habité par des choses un peu noires. C’est vraiment ça. Cette langue qui ne s’encombre pas des alexandrins et des machins et des trucs, mais qui se déploie et qui casse les formes. »
L’influence de Damas est perceptible dans l’écriture fictionnelle de Djailani, notamment dans son recueil très remarqué Une saison aux Comores. Ces récits empreints d’une profonde mélancolie donnent à voir le vécu de l’île au travers des tableaux successifs. Ils racontent les bonheurs et les vicissitudes d’une terre aux abois, sur laquelle pèsent d’une part le poids des traditions et d’autre part l’hystérie mahoraise fomentée par les hommes politiques, visant les clandestins comoriens de plus en plus nombreux à Mayotte.
De l’île natale à l’archipel, il n’y a qu’un pas et que franchisse Nassuf Djailani dans son roman polyphonique Comorian Vertigo, mettant en scène les Comores divisées, paru en 2017. Un second roman est en préparation, parution prévue en 2021. Cette nouvelle fiction a pour thème, selon les confidences de l’auteur, le vertige et le déchirement, vu cette fois du côté mahorais, sans oublier toutefois cette question poignante et universelle qui hante toute l’œuvre djailanienne : comment être un homme face au chaos du monde ?
(1) Naître ici, par Nassuf Djailani. Editions Bruno Doucey. 141 pages, 15 euros.
(2) Mayotte, l’âme d’une île, par Thierry Cron et Nassuf Djailani. Editions des Autres, 186 pages, 45 euros.
Par : Tirthankar Chanda ©RFI
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