Le prophète et le héros des Comores
Plus de 40 ans après leur accession à l'indépendance, les Comores sont partagées sur le bilan à dresser de la période des années 1970.
Questions à Houssamoudine Ankili, doctorant au CESSMA (Paris VII) et spécialiste de l’histoire des Comores.
Protectorat(s) français dans la deuxième moitié du XIXème siècle, l’archipel des Comores [quatre îles de l’océan indien occidentale ; Grande-Comore, Anjouan, Mohéli et Mayotte] est rattaché à la colonie de Madagascar entre 1912 et 1946. Après l’indépendance de la grande île (1960), il bénéficie d’une autonomie de gestion. En 1963, Saïd Mohamed Cheikh, son premier Président du Conseil, exprime au Général de Gaulle son souhait d’entamer des négociations d’accession à l’indépendance. Des pourparlers sont ensuite engagés sans déboucher néanmoins sur un plan clair de transfert de souveraineté à la mort de Cheikh en 1970. Son successeur, Ahmed Abdallah, figure du notable en politique comme son prédécesseur, relance ensuite des négociations qui conduisent, dans une certaine précipitation, à la tenue d’une consultation en 1974. Celle-ci s’avère largement favorable à l’indépendance, en dehors du vote de Mayotte.
Le nouveau pays [6 juillet 1975] connaît cependant très rapidement une situation critique. Les Comores subissent la sécession de Mayotte, qui décida avec le soutien des autorités françaises de rester sous le giron de la France. Puis, un coup d’état le 3 août 1975, qui instaura un régime révolutionnaire dirigé par Ali Soilihi.
Les nouveaux défis de cette indépendance unilatérale et des troubles survenus au lendemain de sa proclamation – surmonter la dépendance économique à l’égard de la France tout en refusant le choix de Mayotte soutenu par Paris – paraissent immenses face à une classe politique profondément divisée sur les solutions à adopter.
Cette histoire mouvementée d’une période mythifiée (années 1970), et très investie politiquement, car déterminante, contraste avec le manque de recherches approfondies. Ma réflexion dans ce texte entend aussi partir des sources contemporaines des faits, renvoyant à deux conceptions [comoriennes] plus ou moins radicales de l’indépendance qu’à des discours actuels que me tiennent mes interlocuteurs, sur le personnage que fut Ali Soilihi et son idéologie.
Le bilan scientifique et traditionnel sur l’indépendance comorienne mène à poser certains types de constats : à savoir si les Comores étaient mal parties, pour paraphraser Réné Dumont (1962), ou encore si cet État était mort-né, pour reprendre l’expression d’un écrivain-essayiste Comorien, Mohamed Abdelaziz-Riziki (2001).
Au-delà de ces constats, restituer le vécu des indépendances semblerait d’autant plus difficile du fait d’un manque considérable de données historiographiques, consécutif de « la destruction des archives aux Comores entre 1975 et 2001 », comme l’affirme Charly Jollivet ? Cette affirmation, aujourd’hui récusée – c’est aussi mon intuition – reste à démontrer. Doit-on rappeler l’inexistence pendant une longue période d’une vraie culture archivistique au sens moderne ? En effet, le Centre National de Documentation et de Recherches Scientifique (CNDRS) ne fut créé qu’en 1979. Son succès et son intérêt ne furent que tardifs. Pendant longtemps, l’histoire était considérée comme l’affaire des griots, des conteurs, et surtout des anciens. Comme disait Hampâté Bâ : « En Afrique, lorsqu’un vieux meurt, c’est une bibliothèque qui brûle ». Cette histoire est souvent racontée de bouche à oreille avec le risque de déformation qu’elle comporte. Aux Comores, il faut attendre l’avénement de « la démocratie » à partir de 1990, pour assister à l’éclosion de l’écriture.
Aujourd’hui, cette période particulièrement sensible mais aussi peu enseignée, est devenue la tribune pour consolider ou relancer une carrière politique ou de leader d’opinion. Certains textes témoignent de ce désir de légitimer les actions du passé. La question de l’indépendance divise plus qu’elle fédère. Si elle n’est pas reléguée au rang des tabous, elle oblige à prendre position entre les différents courants politiques et traditionnels, très puissants.
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Conséquence de cette mémoire « sélective », la nouvelle génération qui n’a pas vécu la colonisation et son achèvement, se retrouve dépourvue de vraies réponses. De ce fait, on est – pour parler d’une interrogation générationnelle - appâté entre légende noire et légende dorée. De facto, la mémoire collective, notamment des plus jeunes, est erronée. L’indépendance est décrite comme une simple fête. La date est comparée à l’Aïd [mwezi sita julieti, unu usiku wa idi – le 6 juillet, c’est un jour de fête (aïd). Ou encore : «riwa swili salama salimina koya rungwa kulwabu – nous y sommes parvenus sans bavure ». Cette situation décrite comme la normalité, cache en vérité un processus long, voire éprouvant, qui a eu raison de l’unité de l’archipel et de ces élites. En se focalisant sur la proclamation de l’indépendance et le processus qui la précéda, des erreurs dans la transmission de cette histoire ont été commises avec pour conséquence une jeunesse qui n’a pas pris la mesure de ce moment si crucial.
À la veille de son indépendance, l’élite politique comorienne est dominée par des notables traditionnels qui se professionnalisent. La période de 1970 à 1975, voit l’émergence de nouveaux acteurs politiques ; jeunes diplômés et ambitieux, sensibles au contexte régional des régimes progressistes et révolutionnaires, comme ce fut le cas en Tanzanie, Seychelles, Mozambique et Madagascar. Les mêmes jeunes formés dans la majorité à Madagascar, Zanzibar et en France. Le poids croissant de cette nouvelle génération dans la vie politique comorienne a pesé sur l’accélération du processus qui a conduit à l’indépendance. Bien que l’ensemble des élites, à l’exception des activistes mahorais, se rangent derrière la lutte indépendantiste, la question de son exercice divise profondément.
Les accords du 15 juin 1973 entre les représentants comoriens et les autorités françaises posent les bases du processus qui doit conduire à l’indépendance. Aussitôt, le débat suscité par l’expression « des populations comoriennes » oblige à appréhender la méthode nouvelle d’une décolonisation globale ou sécessionniste.
La reconfiguration des acteurs politiques est telle que : Abdallah réunit autour de l’Udzima (l’Unité), son parti, l’Union Démocratique des Comores (UDC ou les Verts), et le Rassemblement Démocratique du Peuple Comorien (RDPC ou les Blancs), tandis que, Soilihi regroupe progressivement l’opposition au sein du Front National Uni (FNU). Cette alliance de différentes formations (Umma, Ujamaa, MPM, Mranda) et des éléments issus d’autres partis (PASSOCO, MOLINACO, ASEC) et plus tard du Front Populaire Uni (FPU), est engagée dans une opposition inconditionnelle contre Abdallah, Président du conseil de gouvernement et principal postulant à la présidence du futur État.
Pour autant que les enjeux de l’indépendance paraissent immenses ; séparatisme mahorais, indépendance unilatérale, mesures économiques, éclatement de la classe politique …, la lutte politique et pour l’indépendance s’engage dans un environnement de personnalisation, voire de régionalisation et de népotisme.
Deux arguments s’y opposent : l’Udzima considérant un manquement de la France vis-à-vis des accords de 1973, prône une indépendance immédiate et sans condition, au mépris de l’unité nationale plus que jamais menacée. Le FNU quant à lui demande un ralentissement de la cadence, et reste surtout inquiet de la possibilité qui s’offre à Abdallah de faire adopter une constitution à son profit. Le 6 juillet 1975, Ahmed Abdallah met ses menaces à exécution, et proclame l’indépendance unilatérale des Comores.
Sans surprise, le vote de la chambre des députés majoritairement acquise à Abdallah, maintient celui-ci à la tête du nouvel Etat. Une élection remise en question par les députés de l’opposition et du MPM, absents. Ces derniers recommandent la tenue des nouvelles élections au suffrage universel. Cependant, les autorités en place ignorent cette demande ce qui est suffisant pour le FNU de légitimer un coup d’état le 3 août 1975. Moins d’un mois après son indépendance, le nouvel État connaît sa première crise majeure. Un nouveau directoire révolutionnaire composé des principaux opposants à Ahmed Abdallah, se met en place. Cette alliance en vérité sans attente, prend de l’envergure avec la radicalisation du nouveau maître de Moroni, Ali Soilihi.
Conscient de la difficulté à fédérer l’ensemble de l’archipel, la nouvelle équipe met en place des mesures destinées à relever le défi économique – c’est la politique de l’autosuffisance alimentaire – avec une garantie d’équilibre insulaire – la reconfiguration de la société comorienne pourtant musulmane dans sa quasi-totalité, en une société laïque, devait garantir aux dirigeants mahorais, composés des minorités chrétienne et créole, une intégration réussie – aux antipodes de la politique d’exclusion menée par Cheikh puis Abdallah. Mais, les excès des mesures antiféodales et de la politique dite de la table rase, provoquent un contrepoids dans la hiérarchie fonctionnelle. Les jeunes au pouvoir répriment les anciens conservateurs. Cette nouvelle hégémonie conjuguée à l’institutionnalisation de la violence provoque un clivage entre le pouvoir et le peuple. La population repliée sur elle-même est la conséquence de la non adhésion à la politique révolutionnaire.
De ce fait, l’arrivée au pouvoir du Front National Uni et d’Ali Soilihi marque une rupture dans divers domaines :
- - Rupture sociale : la réforme fondamentale ne reconnaît plus le grand coutumiard considéré par le système traditionnel comme le fleuron de la société, et place au centre de son intérêt le citoyen de tout bord (jeunes, femmes, paysans…)
- - Rupture politique : le coup d’état du 3 août 1975 érige au pouvoir une jeunesse aux tendances marxistes.
- - Révolution économique : pour la première et certainement la seule fois, les autorités comoriennes, en occurrence les soilihistes ont établis un programme institutionnel clair, destiné à l’autosuffisance alimentaire.