« Nul n’est prophète en son pays ». Cette expression qui date du XVIIe pourrait bien s’adapter dans le contexte actuel. Pendant qu’ailleurs...
« Nul n’est prophète en son pays ». Cette expression qui date du XVIIe pourrait bien s’adapter dans le contexte actuel. Pendant qu’ailleurs le jeune auteur Ali Zamir est célébré par la critique et croule sous les éloges et les honneurs dithyrambiques pour son œuvre « Anguille sous roche », aux Comores c’est motus et bouche cousue. Pourtant, au travers de la névrose médiatique qui entoure le succès de cet œuvre, les autorités comoriennes devraient manifester leur soutien et leur attachement pour celui qui a réussi pour un temps à sortir son pays de l’oubli, quand ce n’est pas les mauvaises nouvelles que se délectent les médias internationaux (coups d’Etat, pauvreté, naufrages de kwassa-kwassa etc.)
Un livre fleuve dans un océan de malheur
Une jeune fille se noie dans cet océan qui attire le malheur comme un aimant attire le fer. Pas un cri ne sort de sa bouche. Pas une larme ne coule sur son visage. Juste un flot de monologue qu’elle débite sans arrêt, telle une personne en proie à la démence et en plein convulsion. Mais derrière ce qui pourrait apparaître comme l’évocation anecdotique de souvenirs et de divagations d’une jeune fille cernée par les eaux, se révèle une véritable radioscopie de la société comorienne.
Alors qu’elle se sait mourante, Anguille (nom de l’héroïne) se résout à nous conter son aventure comme pour défier l’usure du temps. Avant de sombrer dans le silence et disparaître à jamais dans ce plus grand cimetière marin du monde, elle retrace avec une narration ingénieuse les différentes étapes de sa vie, faite de drames et de tourments. Avec humour décapant, elle dénonce et tourne en dérision les mentalités archaïques et les travers de la société comorienne dont son père Connaît-Tout se fait le grand chantre.
Dans une longue phrase de 300 pages qui nous tient en haleine, Ali Zamir dresse le portrait de la femme courage. Celle qui ne renonce à rien, qui assume ses choix, bons ou mauvais. Celle qui affronte l’adversité avec courage et abnégation.
« Je ne suis même pas sensible aux affres de la mort, je n’ai la moindre peur, ni souci, ni regret (…) j’ai choisi ma vie et mes actes comme on choisit une route et une vitesse, c’est ici qu’il fallait que je m’arrête, que je crève et que je trépasse, en plein anguillade, je me livre à corps perdu et à cœur impavide »,
Anguille a voulu assumer son destin jusqu’au bout, aller à Mayotte pour vivre son rêve. Ne pas avoir à trouver un sens ni des réponses à sa vie anguilliforme sans promesse et sans espoir. Mais, c’est sans compter que la mer a une écume qui ne décode pas le langage des rêves. Comme ces milliers de personnes victimes du Visa Balladur, Anguille a dû nager dans un océan houleux au milieu des corps et des débris. Elle a dû ingurgiter des litres d'eau, battre des pieds et des mains avant de couler dans le bleu profond des eaux. Tout comme les autres, elle n’aura jamais une pierre tombale en son nom parce que son corps est toujours exilé dans les eaux de l'oubli.
Cette capacité à capter le réel est fascinante
Depuis la sortie d’Anguille sous roche, les médias et les hommes de Lettres ne cessent de tisser des couronnes à Ali Zamir pour sa capacité à capter le réel. Par son écriture, il a réussi à nous transporter dans une galerie de mémoire où chaque personnage décrypté convoque nos souvenirs d’enfance. Chaque lieu remémoré nous rappelle avec un brin de nostalgie les anciennes ruelles, les médinas et les arbres à palabres de nos villages millénaires.
Quand on referme « Anguille sous roche », on a envie de contempler la couverture et de se demander où est la part du réel et de l’imaginaire.
Avec Ali Zamir, on a l’impression que c’est le réel qui dépasse la fiction et non l’inverse.
Youssouf Mdahoma
Paris