Portrait : Haïna Keke, l'inspiratrice de rêves aux Comores

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« Vanity Fair » poursuit sa série de portraits consacrés à des jeunes femmes dans des pays en développement. Elles ont toutes en commun d’av...


« Vanity Fair » poursuit sa série de portraits consacrés à des jeunes femmes dans des pays en développement. Elles ont toutes en commun d’avoir réussi à façonner leur destin. Ce mois-ci, direction les Comores. Haïna Keke est une jeune femme d’ordinaire réservée. Mais sur cet archipel au large de la côte est de l’Afrique, lorsqu’il s’agit de donner la possibilité d’étudier et l’envie de découvrir le monde aux enfants issus de milieux défavorisés, elle dévoile une énergie contagieuse. Texte : Margaux Benn.

Haïna Keke est à la fois discrète et lumineuse. Drapée dans un chiromani écarlate, pagne en tissu traditionnel, la jeune femme irradie dans la salle de classe improvisée de ce bâtiment en construction. Celui-ci héberge aussi la banque et la mairie de Vouvouni Bambao, village de 3500 âmes sur l’île de Grande Comore. Sous son pagne, Haïna porte un T-shirt à l’effigie d’Imara, l’organisation qu’elle a co-fondée et dont elle est, à 34 ans, la présidente. Elle y a cousu des manches longues, adaptées aux mœurs comoriennes. Des lunettes bleues ainsi qu’un long voile bordeaux encadrent son visage, et viennent compléter sa tenue chamarrée.


« Chez vous, qu’est-ce qui est arrivé d’abord : les règles ? La pilosité ? Le désir sexuel ? » lance-t-elle à un groupe d’adolescents hilares, venus d’un hameau proche pour assister à un cours de santé reproductive et sexuelle. « La réponse sera différente pour tout le monde : chacun d’entre vous est unique », poursuit cette jeune femme d’ordinaire réservée, mais qui face à ceux qu’elle appelle « ses enfants, » se mue en oratrice habile. C’est sans doute en partie grâce à son humour, à sa bienveillance et à son don pour mettre tout le monde à l’aise qu’elle est parvenue, en quelques minutes seulement, à susciter une discussion libre et décomplexée sur la puberté. Dans cette société conservatrice où l’on ne parle pas de ces choses-là, ce n’est rien de moins qu’un petit miracle.

« Il s’agit d’aborder ces thèmes avec la sensibilité de quelqu’un qui vient de ce pays, qui le connaît intimement et respecte ses valeurs », explique plus tard Haïna. Telle est, en grande partie, la mission d’Imara : dépasser les tabous pour ne rien s’interdire d’apprendre, dans le respect des traditions locales. Le nom de l’organisation est à la fois l’acronyme anglophone de I’m a rad African (« je suis un super Africain ») et un slogan indépendantiste comorien des années 1970 signifiant « soyons soudés et battons-nous ensemble ».

Car Haïna est une enfant du pays ; pas une « je viens », ces Comoriens partis vivre à l’étranger, souvent en France, et qui ne reviennent que pendant les vacances. Après dix ans passés à Madagascar, où elle s’est forgé une solide expérience dans les domaines des langues et de l’orthophonie, elle est rentrée en 2015. « J’avais un million de rêves. J’avais le feu en moi. Je savais que je voulais aider mon pays. Restait à définir comment », se rappelle-t-elle.

La comtesse de Ségur


Petite, Haïna rêvait déjà en grand : « Je voulais tout apprendre, tout découvrir », sourit-elle. Élève brillante et appliquée, elle lisait tout ce qui lui passait sous la main : les magazines sportifs de son père, enseignant d’EPS ; les documents officiels que rapportait sa mère, employée de la poste ; jusqu’au manuel d’utilisation du réfrigérateur. La seule librairie de l’île était une petite pièce de l’Alliance française, dans la capitale, qu’elle fréquentait assidûment, plongée dans les histoires de la comtesse de Ségur. « À 12 ans, j’avais déjà écumé tous les livres. Et je me suis dit : “Maintenant, où sont ceux qui parlent d’enfants comme moi ?” » Les rares ouvrages de littérature africaine étaient emplis de tristesse : « Et moi, petite fille, je voulais lire une histoire drôle, une histoire de réussite, dans laquelle les enfants noirs ne sont pas for­cément, fatalement, miséreux. » Lorsqu’elle lit pour la première fois un roman comorien, c’est une révélation : « Je me suis juré de montrer aux autres enfants d’ici que nous pouvons, nous aussi, faire de grandes choses. »

À 17 ans, Haïna part étudier à Madagascar : l’enseignement supérieur est peu développé aux Comores, et l’université de Tananarive est une option privilégiée par les jeunes Comoriens qui n’ont pas les moyens de partir en Europe. Linguiste de formation et assistante en orthophonie, elle intègre une ONG et emploie son temps libre à faire du bénévolat ainsi que des traductions pour des entreprises et organisations internationales. « Je n’ai jamais arrêté d’être traductrice. Je le fais un peu pour l’argent, et beaucoup pour le plaisir : ça permet d’apprendre plein de choses, de se familiariser avec toutes sortes de concepts », s’enthousiasme-t-elle. En 2014, elle est sélectionnée pour participer au programme Young African Leaders, lancé par Barack Obama, qui lui permet de fréquenter l’université du Delaware, d’effectuer un stage dans une grande ONG, et même de croiser Michelle Obama. Elle rencontrera le président lui-même en 2018, lors d’une conférence en Afrique du Sud. D’autres propositions et son travail bénévole la mènent en Thaïlande, en Espagne, en Grèce...

Lorsqu’elle rentre aux Comores, tout reste à faire. Dans ce pays, l’un des plus pauvres au monde, les enfants sont souvent livrés à eux-mêmes. « Personne ne comprenait mes projets. C’était démoralisant », avoue Haïna Keke. Alors, elle tâtonne, invite des petites filles du quartier à jouer chez elle à des jeux éducatifs. Lorsque Halima Miradji, qui organise des ateliers sportifs pour enfants, l’invite à donner des cours de leadership, c’est le coup de foudre. « Nous nous sommes dit : “Pourquoi ne pas allier nos forces et faire une vraie organisation ?” » se rappelle Haïna. Peu à peu, elles s’entourent d’autres volontaires et l’équipe grandit, chaque encadrante se chargeant d’enseigner dans son propre village.


Très vite, naît Imara. Objectif : enseigner les sciences, la technologie, l’ingénierie et la mécanique aux filles issues de milieux défavorisés. La société comorienne est dite « matrilinéaire » : les enfants adoptent le nom de famille de la mère, et les petites filles sont valorisées en ceci qu’on leur construit une maison dès la naissance et qu’il est bien vu de les couvrir de bijoux et autres signes extérieurs de richesse. « Mais au fond, c’est le patriarcat qui l’emporte, car ces fillettes sont surtout destinées à devenir mères de famille et rien d’autre. C’est comme si on leur disait : “Vous êtes fantastiques et pouvez tout faire, mais ne le faites pas” », analyse Haïna.

Depuis lors, le projet a pris de l’ampleur : quelques garçons ont rejoint les bancs de la classe ; le module de sciences ­comprend l’apprentissage de la santé reproductive ; les bénéficiaires d’Imara, qui sont aujourd’hui environ 150, sont chargés de transmettre leur savoir aux jeunes de leurs villages respectifs ; et les membres de tous âges – des « petits futés » de 4 ans aux jeunes adultes – apprennent aussi les langues, la créativité et le leadership. Les bénévoles d’Imara dispensent des cours au sein de trois villages qui desservent dix communautés de Grande Comore, l’île principale de l’archipel.

Durant toutes les vacances d’été, Haïna organise un club de robotique pour une dizaine de fillettes. « J’aimerais en ac­cueillir davantage, mais il n’y a pas assez de place dans mon salon », regrette-t-elle. Depuis sa création, Imara n’a pas encore trouvé de local pérenne, et alterne entre la mairie de Vouvouni Bambao, une école qui lui donne ses clés le week-end, et la maison d’Haïna. La jeune femme finance en grande partie l’ONG grâce au salaire qu’elle perçoit de son emploi dans une organisation américaine. En 2019, à Dubaï, le club a obtenu une médaille d’argent aux Olympiades mondiales de robotique, dans la catégorie « réussite courageuse ». En 2020, il a été classé 15e sur 167 pays, loin devant les clubs de pays riches comme la France ou les États-Unis. « La preuve qu’on peut faire beaucoup avec presque rien », se félicite sa directrice.


L’idée n’a pas été immédiatement bien accueillie : « De nombreux parents n’ont appris que très tard que leurs enfants étudiaient les langues étrangères et passaient leurs après-midi chez Imara », se rappelle-t-elle. D’autres voyaient d’un œil méfiant ces nouvelles choses qu’on inculquait à leurs filles : ces dernières n’étaient-elles donc pas satisfaites de ce qu’ils leur offraient ? « Encore une fois, la solution a été d’ancrer nos activités dans la réalité comorienne. Les enfants peuvent ainsi poser des questions à leurs parents sur l’histoire, la géographie ou les mythes de nos îles ; et les parents, même ceux qui sont illettrés, ne se sentent pas exclus, mais, au contraire, intégrés au processus d’apprentissage », explique Haïna.

Aujourd’hui, Imara compte quarante bénévoles, et d’anciennes élèves font déjà leurs preuves, étudiant à l’étranger et participant à de prestigieux programmes internationaux. « Ce sont des histoires magiques », s’émerveille Haïna, les yeux embués. À défaut de lire des romans sur les Comoriens qui finissent bien, la linguiste qui fabrique des robots provoque elle-même des happy ends.

  • Haïna Keke, fondatrice de l'ONG Imara Comoros, sur la plage de Chomoni, au nord de Moroni, la capitale des Comores.SANDRA CALLIGARO
  • Haïna Keke, fondatrice de l'ONG Imara Comoros, dans une salle où elle fait cours, dans le village de Vouvouni.SANDRA CALLIGARO
  • Haïna Keke, fondatrice de l'ONG Imara Comoros devant le petit local où elle oragnise ses sessions hebdomadaires dans le village de Koimbani, au nord de Moroni, la capitale des Comores.SANDRA CALLIGARO
  • Haïna Keke, fondatrice de l'ONG Imara Comoros lors d'une session sur les algorythmes pour des juniors, dans le village de Koimbani, au nord de Moroni, la capitale des Comores.SANDRA CALLIGARO

BY LA RÉDACTION DE VANITY FAIR

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