Une histoire de notables Ils faisaient l’honneur, ils étaient l’élégance, ils avaient l’essence du bon sens. En français, on les appe...
Une histoire de notables
Ils faisaient l’honneur, ils étaient l’élégance, ils avaient l’essence du bon sens. En français, on les appelait les notables. En shikomori, on les nommait Wafadhwa-Haya ( les socialement insalissables).
Mfadhwa-Haya était une personnalité reconnue pour ce qu’il était, le gardien de l’honneur communautaire. L’honneur , il l’incarnait dans son savoir-être, dans la culture de son paraître, dans ce qu’il accordait de respect aux autres et dans l’humilité d’être au service de la cohésion communautaire. C’était la personne de référence à qui on osait jamais s’opposer à ses initiatives de conciliation des familles et de réconciliation sociale.
Il était le modèle de l’élégance par sa façon de s’habiller, de marcher avec sa canne raffinée, non pas pour une troisième jambe comme on a tendance à le dire mais, pour imposer l’autorité. Son écharpe de distinction ( mharuma) devrait être portée soigneusement sur l’épaule ou entourée sur la tête, une sorte de signe de distinction comme les galons chez les hauts officiers militaires. Ce n’était pas que pour les occasions festives qu’il devait être bien habillé mais, à chaque fois qu’il sortait de sa case, un lieu presque public où se rencontrait, en conclave, la haute autorité communautaire.
Mfadhwa-Haya avait la science de la parole. Une parole inspirée de belle poésie, nourrie par la force du verbe convaincant et d’une réthorique qui impose l’écoute et l’appréciation de l'auditoire. Son langage était de nature à être traduit en shikomori facile parce qu’enveloppé dans l’image, soutenu par les références, pimenté par l’ironie savante ou adouci par la passe de pommade à des individus, des groupes ou des lignées familiales. Il maîtrisait les coutumes de la juridiction de l’histoire communautaire et les règles de la médiation sociale. Il tirait satisfaction dans ce qu’il avait réussi à mutualiser et non pour les honoraires de médiation.
Il était un homme d’une vie accomplie. Dans sa famille d’origine et d’alliance, la réalisation des traditions coutumières ne souffrait d’aucun retard ni de légèreté quelconque. Il avait un métier qui lui procurait les revenus nécessaires à sauvegarder son honneur pour ne jamais paraître MZULUFU ( mendiant passif) ou MNYONYADJI ( exploiteur). Les membres de sa famille et tous ses proches l’aidaient à subvenir à ses besoins pour garder son rang dans l’honneur.
Ils n’étaient pas nombreux à accéder à la classe d’âge ( hirimu) de Mfadhwa-Haya. Chaque Mdji-cité désignait son représentant pour former les wafadhwa-haya régionaux. Ils étaient 2, 3 ou 4, c’est selon la taille du territoire régional. L’administration les connaissait et les reconnaissait à tel point que bon nombre d’entre eux a été parmi les premiers décorés de l’ordre du Croissant Vert des Comores par le président Said Mohamed Cheikh. Je me rappelle que, tout enfant en 1969, alors que j’étais à l’école primaire, mon père m’a montré un beau papier qui lui a été remis par le président. J’ai été à la fois fier et impressionné de voir le nom de mon père écrit en lettres dorées en français et en arabe sur le prestigieux document et mon souvenir reste sur cette belle écriture :
قد أنعم على سيد ناصر
Jusqu’aux années 1970, les wafadhwa-haya faisaient régner l’ordre social dans les localités de Ngazidja et travaillaient de concert avec les pouvoirs publics
Un respect réciproque était observé entre les deux partenaires qui pouvaient aussi avoir des convergences politiques qui n’empêchaient pas les uns de rappeler les autres à l’ordre en cas de manquement ou d’abus. Il a été d’ailleurs constaté que les deux principaux camps politiques de l’époque, gauche ( tendance Said Ibrahim) et droite ( tendance Said Mohamed Cheikh) évoluées en « Blancs » et « Verts » chacune avait son réservoir électoral parmi les wafadhwa-haya. L’avènement de la révolution en 1975 a causé la mise à l’écart du pouvoir traditionnel considéré comme rétrograde et pro-conservateur et sa résistance fut tenace.
Le retour au pouvoir d’Ahmed Abdallah en 1978 a restauré les traditions et les coutumes avec le développement rapide du anda comme base politique du régime. C’est à partir de là que la prolifération des notables a pris son envol. Des dispositifs financiers appelés BAHASHA ( enveloppes) étaient déployés pour les notables conviés à faire la prière de lanswir « pvo Mveridjuwu » à la résidence privée du président. Des postes de fonctionnaires étaient attribués aux notables en tant qu’agents forestiers, garde-champêtres, chefs de villages et conseillers de préfecture.
Chaque leader politique, surtout régional, avait ses notables lesquels avaient des passe-droits juteux, étaient des pistes du pouvoir et des agents de mise en connivence. Dans les midji, une nomenclature de prestations de services était savamment orchestrée pour recueillir des amendes ( mawu), des prélèvements ( nkarwa) et des commissions numéraires ( mirongolewo) le tout partagé entre les notables.
Le marché le plus rentable concernait les soutiens politiques à vendre au pouvoir pour organiser des meetings, faire défiler des délégations et faire passer les décisions contestées du gouvernement.
C’est ainsi que vidé de son sens et de sa raison d’être originale, le concept de notable désigne tout homme ayant réalisé son grand-mariage et disposé à offrir ses services pour des BAHASHA et des passe-droits avec une dose d’arrogance et de discrimination décomplexée.
La classe de Wafadhwa-Haya est aujourd’hui caduque et oubliée. À l’image de l’armée mexicaine et son histoire d’officiers beaucoup plus nombreux que les soldats, aujourd’hui les notables sont beaucoup plus nombreux que l’on ne peut les compter. Le sens de l’honneur est troqué contre l’adresse de quêter.
Par Dini Nassur
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