L’archipel, comme le reste du monde, vit ce temps apocalyptique, où le covid-19 régit tout. Muzdalifa House a demandé à certains act...
L’archipel, comme le reste du monde, vit ce temps apocalyptique, où le covid-19 régit tout.
Muzdalifa House a demandé à certains acteurs de la société civile de nous raconter la manière dont leur quotidien a changé depuis l’annonce de cette maladie.
Aujourd’hui, nous publions un deuxième texte d’Anil Abdoulkarim, universitaire et enseignant. Il s’interroge sur un fait advenu au sein de la diaspora comorienne, au moment où la France s’apprêtait à fermer ses frontières face à la pandémie :« Que tu es amer, ô pays, quand on songe à te quitter ! Et que tu es désirée ô France, avant qu’on te connaisse »[1].
Terre d’émigration massive depuis maintenant plusieurs générations, les Comores entretiennent un rapport ambigu à leur diaspora. Tantôt dépeinte comme filet de sauvetage face aux affres du quotidien incertain des pays en voie de développement, tantôt représentée comme le contingent des déserteurs de la cause, elle demeure dans toutes les bouches. Si le présent article ne saurait avoir pour ambition de trancher le débat en faveur de l’une ou de l’autre des assertions, il est une invitation à la réflexion sur les représentations du pays d’origine dans l’imaginaire de la diaspora comorienne en France.
Une fois n’est pas coutume le point de départ de notre analyse est une anecdote se déroulant en deux actes, entre la France et les Comores. Le premier temps de ce récit aux allures de fable a lieu à l’aéroport Roissy Charles de Gaulle, quelques jours avant que le président français ne menace – décision que tous pressentaient, compte tenu de la flambée du Covid19 – de fermer les frontières françaises. Le 17 mars 2020, sous l’œil ubiquitaire d’internet, des franco-comoriens de tous âges mettent fièrement en scène leur marche vers ce qui était alors l’ultime vol à destination de Moroni.
Soucieux de ne laisser aucune équivoque, quant aux motifs de ce retour ou plutôt de cette fuite vers la terre mère, nos joyeux lurons se fendent de commentaires tels que : « Il était temps de mettre les voiles », « ça ne sent pas très bon ici », « ngari redjeio mo hatru ». Toutefois, la frontière entre permissionnaire et déserteur étant parfois ténue, et malgré le ton volontiers taquin de ces remarques, ils ne manquent pas de signifier leur solidarité à l’égard de leurs congénères condamnés à demeurer en territoire infesté. Il est d’autres anecdotes pour étayer ce microphénomène de retour en mode « catastrophe ». Les réseaux sociaux s’en sont faits l’écho, nul besoin d’en rajouter à l’hallali.
Avec le recul, nous ne pouvons que déplorer le fait que ces touristes sanitaires n’aient pas jugé utile de témoigner de la même sollicitude à l’égard de leurs compatriotes vivant dans les îles. En effet, les médias français ayant été particulièrement loquaces en la matière, on ne peut que difficilement croire au fait que ces oiseaux de mauvais augure ignoraient tout du danger qu’ils représentaient pour un territoire aux infrastructures sanitaires aussi sommaires que celles du jeune État comorien.
Ce qui nous emmène au deuxième temps de cette fable. Quelques jours après l’arrivée de cette funeste troupe, les Comores enregistrent leurs premiers cas d’insuffisance respiratoire aiguë. Les hôpitaux ne tardent pas à se remplir et font enfler la rumeur dans Moroni. Dès lors, nos amis binationaux aboutissent à la seule conclusion possible : leur havre de paix est souillé, ce satané virus, en dépit de toutes les précautions prises pour s’en prémunir, est parvenu, à se frayer un chemin jusqu’à eux. Cependant, plein de ressources et animés d’un ardent désir de vivre, les bougres ne s’en laissent pas conter.
À la recherche d’une habitude à laquelle se cramponner pour passer l’orage, nos fuyards d’hier s’en vont camper devant l’ambassade du pays qu’ils quittèrent en fanfare, en réclamant que les autorités consulaires organisent de toute urgence des vols de rapatriement. Un tel dénouement, s’il ne s’inscrivait pas dans un contexte aussi dramatique, prêterait volontiers à sourire, tant il est représentatif d’un célèbre mot d’Abdelmalek Sayad sur la condition d’émigré : « Il suffit que nous nous trouvions dans un endroit pour qu’aussitôt dieu nous rende plus doux l’autre endroit ». Nous savons désormais que dieu partage ce privilège avec le Covid-19. Et les Anciens n’étaient pas en reste, qui disaient, tantôt avec le sourire, tantôt avec des regrets : « e heri ngio pvo mndru yatsio ».
Ces deux scènes que les profanes pourraient aisément imputer aux angoisses de mort, générées par l’inaptitude des experts à traiter un mal aussi létal que contagieux, sont en réalité symptomatiques d’une tendance, maintes fois observés, chez certains membres de la diaspora, à se représenter leur pays d’origine sous le seul prisme de l’opportunité. Une terre-refuge, ouvrant de fait la voie à des rapports fondés sur la promesse du gain. Une vénalité d’un nouveau genre, qui, en se confondant avec le sentiment d’incarner une « plus-value » (le Jevien est forcément un cadeau tombé du ciel pour le Jereste), n’est pas sans rappeler les mots de Victor Hugo, qui, lors d’un discours pour la commémoration de l’abolition de l’esclavage, se livrait à un véritable plaidoyer en faveur de la colonisation. Dans la verve hugolienne notre continent devient : « ce monceau inerte et passif, qui, depuis six mille ans, fait obstacle à la marche universelle ».
Une version à peine plus sophistiquée du fameux « là-bas, tout est à faire » que tous les candidats à l’Alya insulaire ont en bouche, au moment de motiver leur retour. Il est tentant de penser que l’effondrement des infrastructures coloniales – encore que cela soit sujet à débat – suffit à mettre un terme, dans l’esprit des descendants de colonisés, aux images traditionnellement associées aux terres du Sud. Cela n’est malheureusement pas le cas. Force est plutôt de constater que ces descendants ne vivent pas impunément dans l’antre de la bête. Leur rapport aux Comores est fortement imprégné de représentations réifiantes et déshumanisantes, que nous aimerions penser surannées par rapport à l’Afrique, mais qui sont toujours à l’œuvre dans l’inconscient collectif français. C’est ainsi que nous assistons à l’exhumation quotidienne d’une logique coloniale par ceux-là même, qui, jadis, souhaitaient la mettre en terre.
Certains se comportent vis-à-vis de la terre mère avec une prédation qui n’est pas sans rappeler l’œil libidineux avec lequel le colon d’alors lorgnait sur nos territoires, en pensant ceux-ci comme de nouveaux « éden » prêt à accueillir tout ce que leur monde comptait de ruffians, fétichistes, évangélistes du dimanche et autres bagnards. Aux membres de la diaspora concernés par ces mots, nous aimerions dire que l’archipel comorien n’a pas vocation à être notre bouée de sauvetage, quand tout part à vau-l’eau dans nos pays d’accueils respectifs, et ce, à plus forte raison, dans un contexte pandémique. Ce triste épisode de la fuite vers le pays de centaines de personnes, potentiellement infectées, est synonyme de quelque chose de malsain. Surtout, lorsqu’on se rend compte qu’un français d’origine comorienne peut vite se transformer en intrus devant l’ambassade de France à Moroni.
Les réseaux sociaux se sont ainsi égosillés sur le cas de ce jeune homme, contrôlé au mois de mars, à son entrée dans l’archipel. Le trouvant fiévreux, les autorités comoriennes lui ont fait des prélèvements, choisissant de le mettre en quarantaine, en attendant les résultats. On l’a envoyé – sous bonne garde – à l’hôpital de Samba, qui n’était pas encore apprêté contre la pandémie.
Menacé par la jeunesse dudit village, il s’est vite échappé et a cherché à se réfugier à l’ambassade, qui l’aurait froidement accueilli, en lui signifiant l’indisponibilité de son service médical et en lui conseillant de prendre son mal en patience dans sa famille comorienne. Considérant l’absurdité de la situation, le jeune français d’origine contrôlée aurait alors décidé de reprendre l’avion. Mais à l’aéroport Prince Said Ibrahim, des agents ont essayé de l’en empêcher, prétendant avoir reçu des ordres de l’ambassade, boulevard de Strasbourg à Moroni, pour qu’il ne quitte pas le territoire comorien. De quoi se manger son passeport...
Un fonctionnaire de la PAF comorienne aurait finalement décidé, contre l’avis de ses collègues, de le remettre dans l’avion, déclarant qu’il n’avait qu’à ramener son mal dans son vrai pays, la France, s’il était atteint du Covid-19. Un vrai casse-tête d’identité diasporique. Et nous, dont l’amour pour la duègne friponne, semble s’accroitre à mesure qu’elle nous refuse le sien, de nous lamenter. Est-ce l’amertume du refus qui nous empêche de constater que la bienveillance feinte de l’intime bourreau vis-à-vis de notre diaspora ne saurait couvrir ses manigances à l’orée de la crise sanitaire aux Comores.
Est-ce à dire que les autorités consulaires françaises à Moroni adhèrent à la vielle rengaine barresiènne selon laquelle les bi-nationaux africains ne sont français que par fiction juridique ? Pris, certes malgré nous, dans les menaçants rouages de la construction identitaire, il serait de bon ton de reprendre à notre compte ce vieil adage stoïcien : « Ce qui n’est pas utile à la ruche ne saurait l’être pour l’abeille ». Reste à savoir si nous appartenons oui ou non à la même ruche.
C’est avec une réelle affliction en tous cas que nous avons vu nos compatriotes s’insurger contre la déclaration du gouvernement, imputant la responsabilité de l’introduction du covid-19 à un frère « franco-comorien », ayant séjourné aux Comores à partir du 18 mars. En effet, s’il apparaît évident que cette déclaration, en l’absence de test, ne reposait pas sur des éléments tangibles, cela ne devait pas éluder la pertinence du postulat selon lequel le virus allait sans doute arriver sur nos îles par ce biais.
Dès lors, s’impose une question : Comment peut-on passer sa vie à fustiger, à juste titre, l’absence de politiques publiques sanitaires depuis plusieurs décennies et dans le même temps, volontairement, faire peser, sur les frêles épaules de l’hôpital public comorien, un risque aussi dramatique ? Comment pouvait-on mettre en danger au nom de l’intérêt supérieur que représente nos petites personnes la vie de milliers de nos compatriotes ?
Vous l’avez compris, il n’est pas question ici de la défaillance des pouvoirs publics. Car si nous pouvons volontiers nous ranger du côté de ceux qui considèrent nos dirigeants comme un agrégat hétéroclite d’irresponsables patentés, nous ne saurions nous satisfaire d’une posture fataliste. C’est donc de « nous » qu’il s’agit. Nous, le commun des mortels. Nous, la société civile, qui, face à cette menace inédite, nous comportons avec égoïsme, désinvolture et négligence. Non content de ne rien faire pour enrayer ce mal insidieux, nous contribuons à sa propagation. Nous l’alimentons, en continuant à vivre comme si de rien n’était, en refusant de vouloir changer nos habitudes. Nari nale shetwani...
Par Anil Abdoulkarim ©Muzdalifahouse.com
[1] LA DOUBLE ABSENCE. DES ILLUSIONS DE L’ÉMIGRÉ AUX SOUFFRANCES DE L’IMMIGRÉ, ABDELMALEK SAYAD, ÉDITIONS DU SEUIL.
COMMENTAIRES