L’archipel, comme le reste du monde, vit ce temps apocalyptique, où le covid-19 régit tout. Muzdalifa House a demandé à certains acteurs ...
L’archipel, comme le reste du monde, vit ce temps apocalyptique, où le covid-19 régit tout. Muzdalifa House a demandé à certains acteurs de la société civile de nous raconter la manière dont leur quotidien a changé depuis l’annonce de cette maladie. Aujourd’hui, nous publions ce texte d’Anil Abdoulkarim, universitaire et enseignant.
Il s’interroge sur la gestion catastrophique de la pandémie à Mayotte, en partant d’une phrase, extraite de l’œuvre de Fanon :« Cette personne humaine idéale, il n’en a jamais entendu parler. Ce que le colonisé a vu sur son sol, c’est qu’on pouvait impunément l’arrêter, le frapper, l’affamer »[1].
L’un des éléments faisant de l’auteur de Peau Noire, masques blancs l’une des figures emblématiques de la compréhension de la situation coloniale est sans nul doute l’implacable clairvoyance de la description des ressorts philosophiques de cette dernière. Ici l’auteur se livre à une critique subtile de la désincarnation de l’éthique à l’œuvre dans la philosophie occidentale depuis le XVIIèmesiècle.
Fanon juge cette recherche d’abstraction, dans le processus de montée en humanité, comme étant un obstacle à la prise en compte de l’ensemble du spectre d’agressivité, qui caractérise l’expérience sociale du colonisé. En effet, l’attachement exprès du monde occidental à l’homme abstrait n’a jamais été un frein à sa répugnance pratique de l’homme réel. L’antagonisme artificiellement construit entre « Comoriens » et « Mahorais » s’inscrit dans le prolongement de cette séquence philosophique. Les récents évènements, secouant l’île depuis la mise en place des mesures de confinement, nous en livre une éloquente illustration.
Mal dont on peine encore à cerner l’intégralité des mystères, le tristement célèbre Sars-Cov2, éprouve le territoire mahorais à différents niveaux. S’il était fort à parier, eu égards aux difficultés rencontrées par des mastodontes économiques, que la gestion publique du virus révèlerait nécessairement les défaillances des politiques publiques sanitaires mahoraises, l’épidémie a également ravivé des tensions latentes sur le territoire. Depuis, maintenant, plusieurs semaines, la crise sociale, ébranlant l’île, se durcit, considérablement.
Face à la raréfaction des denrées de première nécessité et à l’inanité de l’action de l’Etat en matière de prise en charge des populations les plus précaires, des groupes de jeunes, livrés à eux-mêmes, se mobilisent dans de véritables émeutes de la faim.
Les monastères de la consommation de masse que sont les supermarchés et autres grandes surfaces sont ainsi régulièrement pris.e.s pour cibles. Conscients des failles des autorités de police administrative, rompus à l’affrontement des forces de l’ordre, les émeutiers élaborent des stratégies efficaces, leur permettant de faire sauter les verrous des grandes enseignes locales.
Sous l’œil averti des commentateurs de l’actualité insulaire, ces faits ne traduisent pas la brutalité des mécanismes d’exclusion sociale et de rétention à ciel ouvert à l’œuvre à Mayotte, mais l’insécurité chronique qui gangrènerait l’île. Ce terme-valise qu’est l’insécurité orne de bienséance la férocité médiatique s’abattant quotidien-nement sur ceux qui ne possèdent pas le précieux sésame (« papiers »), divisant artificiellement la société mahoraise en deux. D’un côté ceux qui détiennent le droit légitime d’aller et venir, de l’autre les damnés dont la présence suffit à elle seule à justifier un arsenal pénal et administratif dérogatoire. Sur l’île aux parfums, ne saurait être un homme qui veut…
Fidèle à sa morale coloniale, la France à Mayotte s’est appropriée une vielle ritournelle. Une fois posé son regard libidineux et pervers sur le corps, celui-ci devient l’objet de projection de son fantasme anthropophage. Elle en isole un organe, tactiquement choisi. L’Histoire matricielle, façonnée au grès des contingences coloniales, permet de répandre, jusqu’à la persuasion, le venin de la discorde dans le système d’irrigation. Le corps amputé est maintenu dans un état d’asphyxie, le tout en prenant soin de lui imputer la responsabilité de son dépérissement.
Dès lors, l’organe orphelin peut être arraché sans heurt. Pire encore ! L’agression du maître passe pour un geste de salut. La greffe est perçue par l’empire comme étant le remède à sa maladie de conquête. Le greffon est dénervé, et son corps d’origine neutralisé dans ses défenses. L’opérateur établit artificiellement une continuité immunitaire, tout en le maintenant éternellement à la périphérie, entre lui-même et son nouvel appendice.
Ainsi est né « l’être mahorais », appendice dévitalisé de l’Empire déclinant. Blanchi, artificiellement, pour entraver toute identification au corps originel, mais maintenu dans l’indigénité de statut pour l’écarter des dispositifs d’accession au droit commun. La perspective offerte ici est neuve. Il n’est nullement question d’accabler la victime, ses défenses névrotiques et ses passages à l’acte dirigés contre ses frères, mais plutôt de comprendre les ressorts de cette automutilation. L’écoute attentive du récit des « amputés » est alors riche d’enseignements. Si nous appelons de nos vœux le jour où le greffon, dans une inattendue effraction du Temps et de l’Espace, requalifiera radicalement la nature du lien qui l’unit au corps-séquestreur, alors nulle autre posture n’est possible.
La virulence des invectives faites aux jeunes impliqués dans les récents heurts, essaimant sur l’île, est à lire à l’aune de cette double séquence historique et philosophique. Biberonné à un universalisme, niant l’humanité de ceux dont les traits culturels n’épousent pas les contours symboliques de la nation française, les prétendus garants d’une « mahorité » authentique voient chez les émeutiers une menace bien plus pressante encore que l’asphyxie promise par le coronavirus.
La saturation du milieu hospitalier, l’absence de masques et de solutions hydro-alcooliques, ne pèsent rien face à la suprême injure que constitue la présence sur le territoire français d’une population non désirée. Pis ! Celle-ci est accusée à mots à peines voilées d’être un vecteur privilégié du virus. Faisant peser sur elle, et non sur les acteurs de l’aménagement du territoire, la responsabilité de l’habitat insalubre à Mayotte, les zélés détracteurs de la présence comorienne sur l’île font de chaque banga un double foyer infectieux. Cette acrimonie savamment entretenue par des médias avides de sensationnalisme ne connaît aucun répit.
Ainsi, même les traditionnelles gesticulations humanistes, permettant l’euphémi-sation a posteriori de la barbarie institutionnelle, ne trouvent pas grâce aux yeux des croisés insulaires. L’installation d’une rampe d’eau payante dans des zones non approvisionnées depuis des semaines devient une concession faite à l’ennemi.
Animée par ce qui semble être une pulsion de mort, le rejet du corps initial va jusqu’au refus de la démocratisation des moyens de lutte contre un virus, qui ne s’embarrasse, lui, d’aucun clivage. Face à ces cas de figures ubuesques, il n’est pas rare d’entendre, notamment de la bouche des « métropolitains » des paroles telles que : « Il est inadmissible que de telles choses puissent se produire sur le sol français », « Comment la France peut-elle accepter ça ? ».
À ces âmes charitables, qui acceptent de quitter leurs cocons hexagonaux pour la recherche du bon compromis entre exotisme et régime fiscal avantageux, nous éprouvons le besoin de dire que : Mayotte, c’est bien la France que nous connaissons, jusque dans la mémoire immunitaire. C’est bien la France qui sépare, isole, pille, ségrégue, fragmente et dévitalise. Le secteur sanitaire n’échappant malheureu-sement pas à cette réalité, comme le démontre fort bien les travaux de Foucault sur la reproduction par la médecine des segmentations sociales, il convient de rappeler à ceux qui nous lisent l’étymologie du nom de l’île.
La dense barrière de corail, enveloppant Mayotte, fait de « l’île-hippocampe » une véritable citadelle. Cette péri-architecture singulière, jadis létale pour les équipages des navires s’aventurant trop près des côtes, lui a valu son nom, hérité de l’arabe. « Juzr el Mawt » : l’île de la Mort. Un surnom que ce petit bout d’astre lunaire, sous l’effet d’une double asphyxie, n’a jamais aussi bien porté.
Anil Abdoulkarim ©️Mouzdalifahouse.com
[1] FANON FRANTZ, ŒUVRES, PARIS, LA DÉCOUVERTE, 2011, P.257
A MGOMBANI, MAMOUDZOU (© A. ABDOULKARIM). |
Face à la raréfaction des denrées de première nécessité et à l’inanité de l’action de l’Etat en matière de prise en charge des populations les plus précaires, des groupes de jeunes, livrés à eux-mêmes, se mobilisent dans de véritables émeutes de la faim.
Les monastères de la consommation de masse que sont les supermarchés et autres grandes surfaces sont ainsi régulièrement pris.e.s pour cibles. Conscients des failles des autorités de police administrative, rompus à l’affrontement des forces de l’ordre, les émeutiers élaborent des stratégies efficaces, leur permettant de faire sauter les verrous des grandes enseignes locales.
Sous l’œil averti des commentateurs de l’actualité insulaire, ces faits ne traduisent pas la brutalité des mécanismes d’exclusion sociale et de rétention à ciel ouvert à l’œuvre à Mayotte, mais l’insécurité chronique qui gangrènerait l’île. Ce terme-valise qu’est l’insécurité orne de bienséance la férocité médiatique s’abattant quotidien-nement sur ceux qui ne possèdent pas le précieux sésame (« papiers »), divisant artificiellement la société mahoraise en deux. D’un côté ceux qui détiennent le droit légitime d’aller et venir, de l’autre les damnés dont la présence suffit à elle seule à justifier un arsenal pénal et administratif dérogatoire. Sur l’île aux parfums, ne saurait être un homme qui veut…
Fidèle à sa morale coloniale, la France à Mayotte s’est appropriée une vielle ritournelle. Une fois posé son regard libidineux et pervers sur le corps, celui-ci devient l’objet de projection de son fantasme anthropophage. Elle en isole un organe, tactiquement choisi. L’Histoire matricielle, façonnée au grès des contingences coloniales, permet de répandre, jusqu’à la persuasion, le venin de la discorde dans le système d’irrigation. Le corps amputé est maintenu dans un état d’asphyxie, le tout en prenant soin de lui imputer la responsabilité de son dépérissement.
Dès lors, l’organe orphelin peut être arraché sans heurt. Pire encore ! L’agression du maître passe pour un geste de salut. La greffe est perçue par l’empire comme étant le remède à sa maladie de conquête. Le greffon est dénervé, et son corps d’origine neutralisé dans ses défenses. L’opérateur établit artificiellement une continuité immunitaire, tout en le maintenant éternellement à la périphérie, entre lui-même et son nouvel appendice.
Ainsi est né « l’être mahorais », appendice dévitalisé de l’Empire déclinant. Blanchi, artificiellement, pour entraver toute identification au corps originel, mais maintenu dans l’indigénité de statut pour l’écarter des dispositifs d’accession au droit commun. La perspective offerte ici est neuve. Il n’est nullement question d’accabler la victime, ses défenses névrotiques et ses passages à l’acte dirigés contre ses frères, mais plutôt de comprendre les ressorts de cette automutilation. L’écoute attentive du récit des « amputés » est alors riche d’enseignements. Si nous appelons de nos vœux le jour où le greffon, dans une inattendue effraction du Temps et de l’Espace, requalifiera radicalement la nature du lien qui l’unit au corps-séquestreur, alors nulle autre posture n’est possible.
La virulence des invectives faites aux jeunes impliqués dans les récents heurts, essaimant sur l’île, est à lire à l’aune de cette double séquence historique et philosophique. Biberonné à un universalisme, niant l’humanité de ceux dont les traits culturels n’épousent pas les contours symboliques de la nation française, les prétendus garants d’une « mahorité » authentique voient chez les émeutiers une menace bien plus pressante encore que l’asphyxie promise par le coronavirus.
La saturation du milieu hospitalier, l’absence de masques et de solutions hydro-alcooliques, ne pèsent rien face à la suprême injure que constitue la présence sur le territoire français d’une population non désirée. Pis ! Celle-ci est accusée à mots à peines voilées d’être un vecteur privilégié du virus. Faisant peser sur elle, et non sur les acteurs de l’aménagement du territoire, la responsabilité de l’habitat insalubre à Mayotte, les zélés détracteurs de la présence comorienne sur l’île font de chaque banga un double foyer infectieux. Cette acrimonie savamment entretenue par des médias avides de sensationnalisme ne connaît aucun répit.
Ainsi, même les traditionnelles gesticulations humanistes, permettant l’euphémi-sation a posteriori de la barbarie institutionnelle, ne trouvent pas grâce aux yeux des croisés insulaires. L’installation d’une rampe d’eau payante dans des zones non approvisionnées depuis des semaines devient une concession faite à l’ennemi.
Animée par ce qui semble être une pulsion de mort, le rejet du corps initial va jusqu’au refus de la démocratisation des moyens de lutte contre un virus, qui ne s’embarrasse, lui, d’aucun clivage. Face à ces cas de figures ubuesques, il n’est pas rare d’entendre, notamment de la bouche des « métropolitains » des paroles telles que : « Il est inadmissible que de telles choses puissent se produire sur le sol français », « Comment la France peut-elle accepter ça ? ».
À ces âmes charitables, qui acceptent de quitter leurs cocons hexagonaux pour la recherche du bon compromis entre exotisme et régime fiscal avantageux, nous éprouvons le besoin de dire que : Mayotte, c’est bien la France que nous connaissons, jusque dans la mémoire immunitaire. C’est bien la France qui sépare, isole, pille, ségrégue, fragmente et dévitalise. Le secteur sanitaire n’échappant malheureu-sement pas à cette réalité, comme le démontre fort bien les travaux de Foucault sur la reproduction par la médecine des segmentations sociales, il convient de rappeler à ceux qui nous lisent l’étymologie du nom de l’île.
La dense barrière de corail, enveloppant Mayotte, fait de « l’île-hippocampe » une véritable citadelle. Cette péri-architecture singulière, jadis létale pour les équipages des navires s’aventurant trop près des côtes, lui a valu son nom, hérité de l’arabe. « Juzr el Mawt » : l’île de la Mort. Un surnom que ce petit bout d’astre lunaire, sous l’effet d’une double asphyxie, n’a jamais aussi bien porté.
Anil Abdoulkarim ©️Mouzdalifahouse.com
[1] FANON FRANTZ, ŒUVRES, PARIS, LA DÉCOUVERTE, 2011, P.257
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