L’impossible récit d’une occupation à Mayotte

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Premier film de la photographe Laura Henno, maintes fois primé, Koropa, sorti il y a deux ans, est produit par Spectre Productions. Le co...

Premier film de la photographe Laura Henno, maintes fois primé, Koropa, sorti il y a deux ans, est produit par Spectre Productions. Le court-métrage s’invite dans le bourbier français du « kwasaland ». Un objet filmique, interrogeant étrangement la frontière érigée par l’Etat français dans l’archipel des Comores.

« Dans la nuit noire, au large de l’archipel des Comores, Patron apprend à devenir « Commandant ». D’ici peu, il emmènera en vedette ses premiers voyageurs clandestins vers Mayotte ». Voilà pour ce qui est du pitch. Koropa est l’œuvre d’une jeune photographe française – Prix Découverte des Rencontres Internationales de Photographie d’Arles en 2007 – du nom de Laura Henno. Tourné en 2016, produit par Walter et Marbœuf pour le compte de Spectre Production, avec le soutien du Département de la Seine-Saint-Denis, le film se présente tel un essai, mêlant le documentaire à la fiction. 

Il amorce surtout une réflexion sur une zone d’ombre, liée à la présence française aux Comores, sans en donner les indices d’appréciation critiques nécessaires. Pour qui connaît son contexte d’émergence, le long plan séquence en ouverture du film intrigue assez peu, mais encore faut-il être au courant de ce qui se passe réellement dans ces eaux. Or la caméra, en se fondant sur une esthétique d’intimité perturbée, se contente de nous montrer un père et son fils, dans un périple initiatique, comme s’il s’agissait juste d’une question de transmission de savoir-faire, et non de la face cachée d’une tragédie.
LAURA HENNO (PH. IRIS PAVEC)

En relisant un entretien accordé à Vice par la cinéaste (V. notes), on comprend qu’elle est au courant de la complexité à laquelle elle se mesure, mais qu’elle choisit volontiers de l’éluder. Pour n’en retenir qu’une infime partie. Sauf qu’un film ne peut se raconter par son seul mouvement, sa lumière ou la graphie de ses personnages. Dans Koropa, il n’est pas de psychologie qui tienne vraiment ou alors une psychologie de type criminel. 

Dans cette interview, Henno parle de fief, de mafia et de son intérêt pour un passeur, qui instrumentalise des mômes, certes, mais qui a une éthique. Etrange ! Dans le film, les faits sont rapportés à l’état brut, sans qu’aucune complexité ne perturbe le regard. Y compris, lorsque le passeur interroge l’enfant sur sa capacité à ne pas le dénoncer, s’il se faisait arrêter par la PAF[1]. Celle-ci n’est pas nommée, mais elle est française dans la vraie vie. Une autorité consumant tout le paysage alentour, avec une cohorte de résolutions onusiennes sur le dos. Le contentieux se résume en quelques mots : « occupation d’une terre par une force étrangère ». Mais les personnages ici se noient dans l’opacité de leur nuit, effaçant jusqu’au paysage.

La cinéaste envisage-t-elle autre chose que la réalisation d’un objet filmique esthétisant, ramené de ses pérégrinations dans le monde ? Elle en préparerait déjà un second, intitulé Mtsamboro _ Lieu consacré des mobilités archipéliques, pour quiconque maîtrise la géographie du « kwasaland », ce bourbier que l’Etat français entretient depuis 1995, empêchant la circulation des Comoriens dans leur pays. Mtsamboro, produit avec le soutien de la Région Réunion, devrait poursuivre le récit de la transmission du métier de passeur, initié avec Koropa. Certaines images resteront figées, avec le temps. Les vagues, le vibrant du moteur, la barre de gouvernail. 

La main de Patron qui s’y agrippe ferme, la tranquillité feinte de l’autre main enfoncée dans son jean, son regard qui essaie de suggérer une tension, sous la lumière artificielle d’une lampe hors-champ. On remarque la fausse bonhomie de la conversation entre le « maître » et son « disciple ». La leçon de choses porte sur la réaction face à l’autorité, qui ne condamnerait pas les enfants, attrapés à la barre d’un kwasa, d’où l’intérêt pour Ben, le passeur, de recourir à plus jeune que lui. Il s’assure de la loyauté du môme, le rassure même, en lui expliquant que cette autorité (jamais vraiment nommée) se contente de brutaliser les enfants comme lui, une fois l’embarcation arraisonnée.

Une demi vérité, lorsqu’on sait qu’un gamin, utilisé comme « commandant » – le nom qu’on lui donne – sur un kwasa finit souvent déporté dans des conditions terribles. Mayotte est une zone de non-droit pour les forces françaises de l’ordre. Mais Laura Henno ne s’intéresse que moyennement au contexte dans lequel elle est partie pêcher son histoire : « J’ai voulu capter cette dimension de transmission d’un métier illégal, mais aussi une emprise d’un adulte sur un enfant – le fait d’avoir été recueilli place aussi Patron dans une forme de dette. 

Alors, j’ai proposé à Ben de filmer la formation du petit et non pas des traversées clandestines, ce qui ne m’intéressait pas ». Henno biaise par choix devant le réel.Refuse de faire le pas de côté, qui mène à l’histoire, avec un grand « H ». Son geste n’a rien d’accidentel. Ce qui l’inspire est ailleurs. Notons au passage que les radars et les bateaux de la PAF, coursant les kwasa au large des Comores, ne respectent aucune loi, quant à la manière de traiter les mineurs arrêtés pour suspicion d’opérations clandestines. 

Les personnages de Henno, bien que réels (ils joueraient là leur propre rôle) restent donc aussi obscurs que l’alentour, dont on ne devine rien, ni dans le film, ni en dehors. Dans l’interview accordée à Vice, la cinéaste rappelle bien (pour conforter son point de vue ?) que l’homme, tout comme l’enfant, ne sont pas issus du nulle part. ils appartiennent tous deux à un réel surchargé qu’elle gomme finalement du film, en misant notamment sur un romantisme esthétisant, induisant, possiblement, le spectateur en erreur.

Autre fait étrange, le récit du film colle tout à fait bien avec ce que l’autorité française entend montrer des tragédies de la mobilité en cet espace : un lieu de trafic humain. Culpabiliser, criminaliser, au risque de faire oublier l’essentiel d’une situation de domination. Pourquoi ces mêmes images ne disent rien des rapports générant cet étrange commerce ou de la complexité transformant les riverains de cet archipel en autant de potentiels « passeurs » ? 

Il y a quelque chose de cynique dans le fait pour l’artiste de camper à l’endroit du sensationnel, en privilégiant la forme au détriment du réel et en réduisant une mobilité ne relevant pas de la clandestinité (à moins d’épouser le point de vue de l’occupant) à une affaire de transmission de savoir-faire maffieux. Un gamin pour un drame ! Où est la compassion ? Le film nous convie dans une fabrique de la clandestinité, où l’acteur principal n’est pourtant pas celui qu’on nous présente. En omettant de faire entendre certains éléments à l’écran, Henno place le curseur sur l’enfant et son trafiquant de père adoptif, alors que « passeur » est un mot qui sied plutôt bien à l’autorité française, qui, de la lumière à l’ombre, engage l’enfance de ces îles dans la poursuite d’un feuilleton colonial que l’on pensait révolu.

BEN, LE MAÎTRE, ET PATRON, SON DISCIPLE, DANS LE FILM.

Rappelons qu’il est question de l’effacement de l’autre – le colonisé – dans cet espace. De l’anéantissement d’un Etat-nation, sous tutelle plus ou moins directe depuis 200 ans. De l’éclatement d’une sororité d’îles, devenue légendaire. Du délitement d’une fratrie séculaire, remontant à 3.000 ans avant J.C. Laura Henno est-elle consciente de ce que son travail pourrait signifier aux yeux d’une large majorité des habitants de cet espace ? Elle n’a sans doute pas voulu infliger un message politique. Elle a peut-être misé sur l’intelligence du spectateur, sur sa capacité à saisir le sens caché des choses, sans qu’on ne l’y amène. Il y a neuf ans, Henno déclarait dans un entretien vidéo sur Mediapart : « Il y a une phrase de Tati, qui disait : « trop de couleurs tue le spectateur ». Et à mon sens, trop de détails aussi, tue le spectateur, dans le sens – pour mes images – où je n’ai pas envie de donner trop de clés, non plus »[2]. 

Le risque de passer à côté nous paraît pourtant assez grand pour qu’on ne laisse pas ledit spectateur se débrouiller seul, avec une ambiguïté comme celle de l’illégalité mafieuse. Se réclamer du seul travail esthétique, en montrant comment l’adulte, maître-passeur, pose, doucettement, sa tête sur les épaules de l’enfant-apprenti est un parti pris, qui n’offre que du spectacle en retour. Un enfant ? Compassion feinte ! On parle de mafia. 

Le pragmatisme des images protège de la morale, qui dérive du récit de cette frontière flottante, dressé par la puissance tutélaire et son obsession du non-dit. Le risque de consolider un « discours de maître », à travers cette mise à distance du réel, qui n’en est pas une, conforte l’autorité qui écrase en ces îles. La caméra tourne et cadre, mais se refuse à nommer la réalité d’un monde trop compliqué à force d’être rendu illisible. L’opacité de la nuit dans le film clôt l’espace, l’enferme encore plus qu’il ne l’est, le met en position de ne rien révéler de ce qui est pourtant devenu l’un des plus grands cimetières marins du monde, grâce au bon vouloir d’un ex ministre français, Edouard Balladur.

A moins de conclure à une ressemblance poussée avec des faits de traversée ou de migration ancrées dans d’autres espaces du monde, Koropa et son formalisme finit, en effet, par dresser un banal et sombre tableau d’acteurs orphelins de leur histoire. Ce qui est étrange, c’est qu’une association réunionnaise comme Ciné d’îles puisse l’intégrer dans un cycle de documentaires « océan indien » comme étant représentatif des Comores, sans chercher à le questionner ou qu’un festival à Maore puisse le programmer, sans douter le moins du monde du trouble suscité, auprès d’un public familier des lieux et de leur histoire. 25 années de Visa Balladur ne peuvent si facilement s’oublier ! Que l’archipel puisse n’être qu’un objet de musée, venant nourrir un discours trouble de la migration, se comprend sans peine, mais qu’un cinéphile de la région ne soit pas en mesure de s’y opposer, pose un souci. 

On sait tous qu’il n’est pas question de migration aux Comores, mais de réécriture d’une histoire coloniale inachevée. Avant la PAF française, il n’y avait ni frontière à traverser, ni passeur à arrêter. De quoi s’inquiéter, en apprenant, au passage, que Laura Henno « se confronte à la situation des migrants et des jeunes passeurs, avec une ambition documentaire réinvestissant le réel de potentiels de fictions et de récits ». Le cinéma doit-il réduire le réel à néant ? Le visa Balladur – près de 30.000 morts au compteur – est une tragédie. Une histoire, comme le remarque le poète Anssoufouddine Mohamed, qui divise son monde. Avec ceux qui en vivent, d’un côté, et ceux qui en meurent, de l’autre. A tout un chacun de choisir son camp ensuite…

Soeuf Elbadawi ©️Mouzdalifahouse.com
[1] POLICE DE L’AIR ET DES FRONTIÈRES.
[2] IN « LAURA HENNO MET EN SCÈNE L’IMMIGRATION CLANDESTINE », DOCUMENT, MEDIAPART.
L’ENTRETIEN ACCORDÉ À VICE : LAURA HENNO ITW

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