Ngapvo mfu, na djifu, se disent les Comoriens. Les morts se suivent, mais ne se ressemblent pas. Il y en a qui comptent plus que d’autres d...
Ngapvo mfu, na djifu, se disent les Comoriens. Les morts se suivent, mais ne se ressemblent pas. Il y en a qui comptent plus que d’autres dans le grand récit. Ainsi des 5 disparus à Mayotte de la ministre française Brigitte Girardin, qui semblent vouloir l’emporter face aux + de 20.000 morts du visa Balladur.
Une ministre de la république française, Annick Girardin, outrée à l’idée que cinq membres d’une même famille aient pu décéder dans un bidonville à Mayotte, nous a valu une dépêche de l’AFP, en ce début d’année. Cinq morts qui vont compter en Macronie dans l’Océan indien[1]. Cinq morts qu’aucun média n’ose pour l’instant comparer aux milliers de morts du Visa Balladur que la même autorité balaie d’un revers de la main, en appliquant, simplement, la logique du bon sens colonial. On n’en cause surtout pas ! Même ceux-là se meurent en ce même endroit, à cause, entre autres, de la traque orchestrée par la PAF française. Plus de 20.000 morts au compteur depuis 1995. Autant qu’en mer Méditerranée en 20 ans. Le résultat d’une histoire complexe de décolonisation inachevée. Avec 22 résolutions aux Nations Unies, accusant la France de jouer les prolongations, en occupant une terre, située à près de 10.000 km de Paris.
Derrière l’ONU, s’alignent l’Union africaine, la Ligue des Etats arabes et quelques autres pays tiers, non tenus par la loi des puissances d’occupation. Les Comores, ce sont quatre îles sur une mappemonde, tenues au corps par un même legs, selon une temporalité ramenant à 3.000 avant J.C[2]. Ce legs en question se prénomme shungu. Ou comment un pays de réfugiés parvint à s’imaginer un socle de vie, fondé sur le don et le contre-don, permettant à tous les nouveaux venus, sur ses terres, de retrouver une part d’humanité perdue. Le shungu est cette utopie, autorisant à refaire cercle, au sens de l’en-commun. Il y est question de (re)faire récit à plusieurs mains. De refaire corps avec d’autres destins fracasses. Dixit les premiers habitants, qui répondirent à la nécessité d’endiguer l’effritement de soi par l’invention d’une société, où la main tendue à l’étranger devient une source de renouvellement, selon des principes d’alliance et d’élargissement établis au sein du cercle retrouvé, par opposition aux principes grégaires de l’identitaire et du rejet de l’autre.
Les Comoriens, rejetons de cette histoire, pensaient tellement que l’étranger est source de prolongement qu’ils ont fini par en payer le prix fort. Au 19ème siècle, ils étaient très peu nombreux à penser que l’étranger pouvait ressembler à un boulet, débarquant du voilier pour tout chambouler, au nom d’une volonté de puissance, venue du Nord. Une volonté dont la seule finalité consiste à imposer le rêve de l’autre à tous. Conquérant, colonisateur, occupant. Passons sur les détails du tour de passe-passe, ayant transformé un pays de sultans, de cul-terreux et de gens de mer en un protectorat, que l’Union européenne cherche, aujourd’hui, à rebaptiser sous le nom de « territoire douanier des Comores »[3], comme au bon vieux temps des comptoirs d’Outre-mer. En 1975, lorsque les Comores sont reconnus comme nation indépendante, la France se débrouille pour squatter sur l’île, où se concentre son intérêt le plus géostratégique : Mayotte. Nous sommes alors en pleine guerre froide : lâcher cette position pouvait être une bourde monumentale sur le plan de la géopolitique.
De là à diviser un peuple, en lui enseignant le déni de soi et en le rendant clandestin en ses terres, il est un pas que la « République » a su franchir. Sans tenir compte de la promesse faite par le président Giscard d’Estaing, un 26 octobre 1974 : « Les Comores sont une unité. Il est naturel que leur sort soit commun (…) Nous n’avons pas, à l’occasion de l’indépendance d’un territoire, à proposer de briser l’unité de ce qui a toujours été l’unique archipel des Comores ». La mémoire des hommes est courte, dès lors que les enjeux l’exigent. Il est arrivé que Français et Comoriens concourent ensemble au désastre. Mais le propre d’une prédation est de conduire à l’anéantissement de l’un ou de l’autre des protagonistes d’une histoire. Celle des Comores a commencé sur un faux malentendu. Un jeu de cartes brouillées, où l’on a fait croire que la loi du plus fort pouvait tout bousculer, au point de mettre à mal cette utopie dite du shungu. Depuis l’arrivée des Français, le pays n’a pas cessé de se confondre dans des processus de balkanisation, au sein desquelles éclatent des fratries vieilles de plusieurs siècles.
Refaire l’histoire des Comores est un exercice mal aisé, pour quiconque sait comment celle-ci a été malmenée, presque entièrement, par les premiers travaux de recherche qui lui sont consacrés. Des travaux tous menés (ou presque) par des chercheurs français, bien que soutenus par leurs correspondants locaux. C’est ce qui explique l’autisme de toute une génération d’enfants, issue de cet archipel, qui ne sait plus de quoi il est question, lorsqu’on lui parle de liberté. En 1975, les slogans du MPM[4], mouvement séparatiste à Mayotte, sont vite devenus une réalité gênante pour les défenseurs de l’intégrité territoriale, à l’instar du MOLINACO[5]. En 1997, les slogans de l’OPIA[6], mouvement séparatiste à Anjouan, sont venus perturber encore plus le jeu. Tous revendiquaient le « droit de rester colonisés pour mieux se sentir exister ». L’inanité de ces affirmations douteuses est facile à démontrer. Mais encore faut-il que l’habitant de ces espaces, tronçonnés par la force d’une occupation (française), se sente concerné par son histoire. Ce qui perturbe encore plus la perspective…
Car le cauchemar de la colonie semble se perpétuer sans fin sur ces îles. Dans ce bordel organisé, il n’est pas jusqu’à cette phrase, d’un ministre comorien des Affaires étrangères, Aboudou Soefo, adressée au secrétaire général des Nations unies, Koffi Annan, en septembre 2005, qui ne perturbe le quidam : « C’est pourquoi au nom du gouvernement comorien, j’ai choisi de vous demander le retrait de la question de l’île comorienne de Mayotte à l’ordre du jour des travaux de l’Assemblée générale des Nations unies ». Le colonisé, sciant la branche sur laquelle il s’assied. La chose a pu troubler l’esprit bienveillant d’une communauté internationale, jusque-là acquise à l’idée que ce pays ne pouvait se (re)construire dans une forme de démantèlement de ces espaces. La légende dira qu’un premier homme est descendu du voilier, avec la volonté ferme de déposséder les riverains, et que ces derniers l’ont porté aux nues, au point de s’oublier eux-mêmes.
1975 a fait entrer les Comores par la grande porte aux Nations Unies. Mais l’homme espère, et la puissance dispose, claironne le dominé, comme pour un mantra de la reddition. Contentons-nous donc de verbaliser en ce 18 janvier. Les enjeux redoublés de la puissance occupante. Les frères et les sœurs rendus ennemis. L’acceptation du fait accompli par les autorités comoriennes. Les pantins de la république dans la partie occupée. Sans oublier ces milliers de morts du Visa Balladur, qu’une décision inique a fait apparaître sur une table de préfecture, un matin de 18 janvier 1995 à Mayotte[7]. Lorsque la ministre française, Brigitte Girardin, se surprend à regretter la disparition des membres d’une famille, emportée à Mayotte par la gadoue et la pauvreté, on aimerait la croire capable de lâcher une petite larme pour les victimes de ce visa au caractère informe. Nous ne sommes plus en 1881, où l’on (re)découpait l’Afrique dans l’entre-soi des puissances occidentales. Nous sommes en 2018. Une époque, où refuser à une fratrie séculaire cette liberté de circuler dans son espace de vie, tout en encourageant l’économie française à y profiter de son désarroi, est une erreur évidente de projection, susceptible de générer des crises imparables, par la suite.
Car c’est ainsi que cela se passe, en réalité. Pendant qu’on apprend aux riverains à s’entredéchirer, les marchands français continuent à se pavaner dans la place. Avec l’arrogance des Passot et l’imposture des Humblot d’hier[8]. Les personnes contribuant de près ou de loin à cette mise au pas d’un archipel, qui n’a fait que tendre la main à l’étranger, sans penser que le dernier arrivé ne ferait que détruire l’ordre établi, afin de mieux déposséder l’habitant, sont également à condamner. Car ce qui se fabrique dans cet espace ressemble fort à une absurdité coloniale que la France perpétue. Que les Comoriens réclament d’eux-mêmes ce droit de demeurer sous la tutelle, par des accords et des traités d’allégeance de toutes sortes, n’y change rien. L’indépendance des Comores est un marché de dupes, qui mérite que les citoyens des deux pays s’organisent de nouvelles dynamiques de lutte, afin d’éviter le pire à leurs semblables. Jusque-là, tout va bien, dit la fable. Mais qui peut dire comment s’écrira la fin de l’histoire ? Nous sommes un 18 janvier. Une date importante pour quiconque connaît l’horreur du visa Balladur. A défaut de mettre fin au feuilleton colonial, mobilisons-nous pour permettre aux Comoriens de circuler dans leur pays, à nouveau, librement. C’est un préalable à toute nouvelle discussion entre nos deux pays.
Soeuf Elbadawi ©muzdalifahouse.com
[1] UNE MÈRE ET SES QUATRE ENFANTS MORTS LE 10 JANVIER 2018, APRÈS QUE DES PLUIES DILUVIENNES AIENT EMPORTÉ LEUR HABITATION DE TÔLE, DANS UNE ÎLE CENSÉE ÊTRE LE 101ÈME DÉPARTEMENT FRANÇAIS.
[2] VOIR LES RECHERCHES DU PROFESSEUR FELIX CHAMI, DE L’UNIVERSITÉ DE DAR ES SALAM.
[3] DANS LE MÉMORANDUM DE L’ACCESSION DES COMORES À L’OMC.
[4] MOUVEMENT POPULAIRE DE MAYOTTE, FONDÉ EN 1963 ET PORTÉ, TOUT AU LONG DE SON HISTOIRE, PAR LES MILICES PRO FRANÇAISES DES SORODA AU MOMENT DE LA LUTTE POUR L’INDÉPENDANCE DES COMORES.
[5] MOUVEMENT INCARNÉ PAR ABDOU BAKARI BOINA.
[6] ORGANISATION POUR L’INDÉPENDANCE D’ANJOUAN, SOUTENU ENTRE AUTRES PAR ACTION FRANÇAISE, MOUVEMENT D’EXTRÊME-DROITE..
[7] DATE D’INSTAURATION DU VISA BALLADUR ENTRE ANJOUAN ET MAYOTTE.
[8] DES FIGURES DE LA PÉNÉTRATION ET DE LA CONQUÊTE COLONIALE. LE COMMANDANT PASSOT EST CONNU POUR AVOIR NOTAMMENT RACHETÉ L’ÎLE DE MAYOTTE À L’USURPATEUR MALGACHE ANDRIANANTSULY, CONTRE UNE RENTE VIAGÈRE DE 1.000 PIASTRES. LÉON HUMBLOT, BOTANISTE, EST CONNU, LUI, POUR AVOIR DÉPOSSÉDÉ L’ÎLE DE LA GRANDE COMORES DE LA MOITIÉ DE SES RICHESSES, ET POUR AVOIR EXPLOITÉ LES TRAVAILLEURS LOCAUX JUSQU’À LA LIE. IL INSTALLERA UNE COMPAGNIE COLONIALE ET S’AFFUBLERA D’UN TITRE DE « SULTAN BLANC » SUR L’ÎLE.