Mohamed Bajrafil: «J’ai personnellement échappé à trois années blanches aux Comores»
PRÈS DE VINGT ANS APRÈS LE MIEN, LE BAC SE FAIT TOUJOURS EN RETARD AUX COMORES
J’ai appris il y a peu que le Bac a commencé hier aux Comores. Oui, vous avez bien lu, « hier ». Les élèves vont plancher jusqu’au 3 août. Les examens sont, pourtant, censés se faire en même temps qu’ici, en France. Pas par mimétisme colonial. Ou je n’en sais rien. Sans doute est-ce parce que dans le monde, l’été est généralement la période où les gens sont en vacances. Du moins, dans le Nord. Mais, ce n’est pas ce qui m’importe. Selon le calendrier scolaire en vigueur aux Comores depuis des lustres, les examens devraient « normalement » avoir lieu à l’entrée de l’été, c’est-à-dire à la fin de l’année scolaire, tous les ans.
J’ai dit « normalement » puisque depuis que je suis entré à l’école, il y a aujourd’hui 32 ans, la norme et l’anorme sont siamoises, aux Comores. Rares sont, en effet, les fois où une année scolaire s’est terminée, sans les soubresauts, dus aux sempiternels impayés des enseignants, aussi longtemps que je m’en souvienne. Oui, chers vous ! Les arriérés de salaire sont monnaie-courante aux Comores. C’est tellement la règle que le meilleur gouvernement est celui qui arrive à verser régulièrement les salaires à ses fonctionnaires. C’est un trophée de guerre qu’un gouvernement peut brandir, lorsqu’il cherche à faire élire quelqu’un ou justifier telle ou telle décision impopulaire.
Je me souviens encore des quelques manifestations auxquelles j’ai dû participer, bien que jeune collégien, face aux forces de l’ordre, qui nous arrosaient avec les fameuses lacrymogènes, pour demander simplement, que reprennent les cours, arrêtés en milieu d’année, ou pas repris à la rentrée, parce que les professeurs n’étaient pas payés. Ou n'étaient pas augmentés. Vous comprendrez que dans ces conditions, il n’y a pas d’absentéisme. Nous courions derrière nos professeurs et faisions corps avec eux, dans leurs différentes revendications. Nous étions, très tôt, conscients des efforts surhumains qu’ils fournissaient pour nous transmettre le savoir. Je me rappelle mon professeur de physique en sixième, Ibrahim, qui se faisait appeler Bala. Son cours sur le magnétisme, il le faisait à partir de matériaux disparates qu’il ramassait, un peu partout. J’ai en mémoire la limaille de fer, devant laquelle nos yeux d’enfants s’écarquillaient. Nous étions émerveillés et avons tellement assimilé le cours que je pourrai le restituer intégralement aujourd’hui. Et je suis sûr que mes amis s’en souviennent autant que moi, au moins.
Tout ceci pour dire deux choses. La première est que, vous l’aurez compris, nous ne faisions pas d’expérience, faute de matériel. C’était la grande débrouille. Les professeurs devaient faire preuve d’une ingéniosité et d’une imagination incroyables pour faire un cours. Un simple cours. C’étaient des guerriers, les plus nobles et les plus vaillants guerriers, qui soient. Je les vois encore en train de danser, chanter pour nous faire comprendre telle ou telle leçon. Encore aujourd’hui, j’entends la voie de mon professeur de français et histoire, en 6ème puis en 4ème, Monsieur Boina Idi, entrain limite de danser et chanter lorsqu’il nous apprenait les océans du monde, en sixième et en est venu à nous parler de l’océan glacial arctique. Avec le recul, je mesure combien être enseignant aux Comores, du moins, à mon temps, était un combat.
Mais, quand je vois l’état de délabrement dans lequel se trouvent les établissements publics que j’ai fréquentés du primaire au lycée, je me dis qu’aujourd’hui la situation est sinon pire, du moins la même. Je suis tenté de prendre une photo du collège dans lequel j’étais, entre les deux villes soeurs Tsidjé et Salimani. Vous pleureriez. C’est, aujourd’hui, une étable. J’y étais jusqu’en 95. La plupart des salles n’avaient pas de fenêtre, mais ça passait encore. Je pense qu’il n’y avait pas de courant. Mais, c’était pour nous à l’époque le grand luxe. Nous avions des tables. Ailleurs, on a dû parfois s’asseoir à même le sol. Nous étions contents d’avoir un professeur devant nous, un cahier et, le grand luxe, un livre. Il ne nous fallait pas plus. Nous ne le demandions pas, tout simplement parce que nous ne savions pas que ça existait, ou pouvait exister.
L’autre chose est que les programmes ne sont jamais finis, puisque les années sont quasi-systématiquement interrompues, qui définitivement, jusqu’à l’année d’après, qui pour une durée de quelques semaines. Pourtant, les examens sont faits, comme si de rien était, sur pression sans doute des établissements privés.
J’ai personnellement échappé à trois années blanches, euphémisme de non-passage en classe supérieure. La première date de 89. J’étais en C.E.2 et devais passer en CM1. Bob Denard, le tristement célèbre mercenaire français, a tué le président Abdallah et tout s’est arrêté. Une décision des plus saugrenues que j’aie pu connaître a été prise – qui permettait à ceux qui n’étaient pas en classe d’examen de passer en classe supérieure (seulement dans le primaire, autant que je m’en souvienne). J’ai ainsi, avec mes amis, pu passer en classe supérieure, contrairement aux autres, dont le tort était d’être dans la « mauvaise » classe.
La deuxième fois, c’était en 94. Les enseignants n’ayant pas été payés, pendant des mois, ont décidé d’arrêter les cours après seulement trois mois. Une année blanche a été décrétée. Suite à quoi beaucoup parmi mes camarades ont été envoyés dans des écoles privées. C’était un sacrifice titanesque que consentaient ces familles, dont le combat permanent était de nourrir une fois par jour leurs enfants, pour éviter la « dame blanche » à leurs enfants. Au bout de trois semaines, je pense, j’ai, à mon tour, pu y être envoyé.
Je me suis ainsi retrouvé dans une des meilleures écoles privées de l’époque, l’EPM (Ecole Privée Moderne), aux côtés d’amis, comme Hitame, Abdou Nassur, Said-Ali M’baraka et beaucoup d’autres, qui avaient, eux aussi, la rage de réussir leurs études.
Faute de moyen, j’ai dû retourner dans l’enseignement public, où je vais faire la seconde et la première, avec des camarades, dont certains, venant de villes très lointaines du lycée Said Mohamed-Cheikh, devaient louer des « cases » dans les bidonvilles de la capitale. Aujourd’hui, je pense à ce qu’ils ont dû endurer, à ce que leurs familles ont dû supporter. Mais, aux Comores, comme c’est le cas en Afrique, et dans les pays du tiers et du quart-monde, le seul espoir de s’en sortir étant de réussir ses études, toutes les difficultés du monde peuvent être supportées. La psychologie de l’enfant n’est, hélas, pas une donnée prise en compte dans le calcul des échecs des nombreux élèves, qui, à un moment donné de leurs vies, essaient d’écouter, mais, malgré toute la bonne volonté du monde, n’arrivent plus à assimiler quoique ce soit. C’est ainsi que des génies et des talents sont perdus, à la fois pour eux, leurs familles, et surtout le monde.
La dernière fois, c’était en terminale. Ou plutôt en première. Nous sommes en 97. L’année scolaire s’est, cahin caha, terminée. Après, reprise ? Non, il n’y en a pas eu. Seuls les établissements privés, où étaient généralement scolarisés les enfants des familles aisées et, aussi, il faut le dire, de familles modestes qui se saignaient aux quatre veines, pour y scolariser leurs enfants, avaient repris comme ici, en septembre, octobre.
Les comme moi et moi étions, et c’est une habitude, de nouveau sur la paille. Encore et toujours, les arriérés de salaire étaient la raison. Moi, qui ai eu toujours jusque-là du bol, j’avais commencé à perdre espoir. Mon grand frère Ibrahim, qui en 4ème a dû arrêter ses études pour aller travailler comme maçon et ainsi me permettre de faire ma 3ème, était à l’étranger. Mais, c’était sans compter sur le plus grand et le meilleur des protecteurs, mon Dieu, notre Dieu. Dieu de la baraka, comme on dit aux Comores.
Jusqu’au mois de janvier, aucune reprise ne se profilait à l’horizon. La dame blanche planait, comme de coutume, sur nos petites têtes. Je vous avouerai que j’avais commencé à enrager. J’enrageais parce que je trouvais injuste que dans le même pays il y ait des enfants de mon âge qui partaient tranquillement à l’école, pendant que nous autres, qui devions représenter l’écrasante majorité des élèves du pays, étions hantés par la blanche. Ça m’en devenait d’autant plus insupportable qu’à la fin de la première, j’ai eu un prix, décerné par le lycée Said Mohamed Cheikh, pour mes résultats et ai été, pour cela, reçu par le président de la République, avec une délégation de professeurs. Je trouvais injuste et hypocrite que personne au sommet de l’état ne pense à moi, alors que je venais d’être récompensé par le même état. Mais, je relativisais très rapidement. Et la raison était que la cérémonie à laquelle a été distribué mon prix, je n’y étais pas invité. Enfin, disons que j’ai été invité, mais l’invitation ne m’est jamais parvenue.
L’explication qu’on m’a donnée, lorsqu’on m’a appelé pour me dire de me rendre au lycée, parce que le président souhait me rencontrer, autant que je m’en souvienne, était que le professeur auquel on a remis mon invitation ne me l’a pas transmise. J’ai ri sur le moment et me suis aussitôt dit : « mais ce prof en question, je ne l’ai jamais eu. Il ne me connaissait, même pas ». Une des plus grandes cérémonies jamais organisées par l’Etat comorien pour les enfants, à ma connaissance, dont je devais être sinon la vedette, du moins une des vedettes venait de me passer sous le nez. J’imagine que mon père, les miens, mes professeurs auraient été fiers de moi. Et moi aussi, pardi !
J’aurais été content. Mais bon, c’est la faute à pas de chance. Est-ce imaginable en France ? Je ne sais. En tout cas, je me disais que bien que mon nom ait été cité, jusque dans les ondes de la radio nationale, puisque j’ai appris, par la suite, que ladite cérémonie à laquelle tout le gouvernement avait participé était diffusée, je crois en direct, à la radio nationale, on ne m’y avait pas vu. On était donc moins susceptible de penser à moi. Bref, je ne comprenais pas, je ne comprenais rien. Dans tous les cas, dans la galère, les choses s’imposent à toi, tu les subis. Tu courbes l’échine et laisses passer la tempête. Mais, toujours avec la certitude que ça passera.
J’aurais été content. Mais bon, c’est la faute à pas de chance. Est-ce imaginable en France ? Je ne sais. En tout cas, je me disais que bien que mon nom ait été cité, jusque dans les ondes de la radio nationale, puisque j’ai appris, par la suite, que ladite cérémonie à laquelle tout le gouvernement avait participé était diffusée, je crois en direct, à la radio nationale, on ne m’y avait pas vu. On était donc moins susceptible de penser à moi. Bref, je ne comprenais pas, je ne comprenais rien. Dans tous les cas, dans la galère, les choses s’imposent à toi, tu les subis. Tu courbes l’échine et laisses passer la tempête. Mais, toujours avec la certitude que ça passera.
Au mois de février, donc, un oncle est envoyé par Dieu, c’est comme ça que je vais interpréter la chose, pour me sortir de là. Il s’appelle Abdulmadjid Youssouf. Je m’en souviendrai toute ma vie. C’était la veille de l’aïd El-fitr, de cette année-là. Précisément, le 1er février 98. Il m’a appelé chez lui pour me demander si vu le retard pris, je me sentais capable d’intégrer une école privée et, ainsi pouvoir, passer mon bac. Malgré la peur de l’inconnu et la conscience qui était la mienne du retard que j’allais avoir, j’ai dit oui. Je me suis dit qu’après tout, je n’avais rien à perdre. Il m’a demandé ensuite dans quelle école, je voulais aller. Je lui ai indiqué que je souhaitais intégrer le Groupe Scolaire Foundi Abdulhamid, à l’époque, la meilleure école privée du pays. C’est encore le cas aujourd’hui, je pense.
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Une question se posait tout de même. Comment allais-je être accepté, avec un aussi gros retard ? Il s’est souvenu aussitôt que le directeur était son beau-frère. Eh oui, les amis, j’ai eu droit à un passe-droit ! En réalité, je ne saurais vous dire pourquoi j’ai été accepté. Est-ce par mes résultats ? Ils n’étaient pas si mauvais que ça. Je venais d’être primé et de recevoir plein de cadeaux, dont mon premier dictionnaire, le Larousse de cette année-là, un diplôme d’honneur et un livre de Jules Vernes, que j’avais déjà lu. Mais, le dirlo a dû en voir des tonnes, des élèves primés. En tout cas, il m’a retenu. J’ai ainsi pu faire un trimestre et passer le Bac, quasiment à la même période qu’aujourd’hui. Et par la volonté de Dieu, avec mon ami, le docteur en histoire Ali Mohamed Toibibou, que j’ai trouvé là-bas, on a fini avec les meilleurs résultats au Bac de cette année-là.
Près de vingt ans après, voir que la situation est restée la même me chagrine profondément, me révulse et me révolte au plus haut point. Comment est-ce possible que l’on tolère encore ça en 2017 ? Le Comorien est habitué aux alhamdulillah en toutes circonstances, oubliant souvent que l’homme est responsable de maux qui lui arrivent, d’après le Coran. Une prise de conscience collective s’impose. Il faut que soit définitivement mis un terme à cette situation. Il n’est pas normal que les centaines de milliers d’enfants soient livrés à eux-mêmes au su et au vu de tous.
Je suis au bord des larmes, en écrivant ces lignes. Je vous avoue avoir du mal à m’arrêter, tellement la situation me révolte. Je sais que cette situation est loin d’être exceptionnelle en Afrique. Voire dans les pays du Sud, en général. Des millions d’enfants dans le monde vivent la situation de l’enfant comorien.
A l’heure où le transfert d’un joueur de foot flirte avec la barre des 200 millions d’Euros, l’équivalent de trois fois le budget de l’Etat comorien, le monde ne peut pas se dédouaner des misères qui sévissent dans ces contrées-là. Le cache-ce-sein-que-je-ne-saurais-voir relève de l’hypocrisie dans ce monde hyper-connecté. L’éducation est un des droits les plus fondamentaux, les plus primaires, au même titre que manger, boire et avoir un toit. Ce droit-là est refusé, ou tout du moins, bafoué pour une population de près d’un million d’habitants. Ce n’est plus possible.
Quant à toi, cher élève, qui passes le bac ces jours-ci, au moment où tu vois tes camarades du monde bronzer sur les plages, je m’adresse à toi, en tant que grand frère, pour te dire de continuer à déployer tes efforts. Tu es si près du but. Pour rien au monde, tu ne dois abandonner. L’homme est un apprenti, la douleur est son maître, disait Musset. Plus grande est la difficulté, plus grande sera la récompense. Tu pars avec un gros handicap, comparé aux jeunes de ton âge dans le monde. Mais, tu as un gros avantage sur eux : celui de l’envie de prendre une revanche sur la vie. Use de cette force, elle te permettra de soulever des montagnes. Tu manques des choses les plus basiques et dois par toi-même combler ces carences, malgré ton jeune âge. C’est vrai. Mais, ainsi grandis-tu avant l’heure. C’est un gros avantage.
Je suis passé par cette situation et suis en mesure de comprendre le désarroi qui est le tien aujourd’hui. Tu es un guerrier, ne l’oublie pas. Un vaillant guerrier. Le meilleur des guerriers. Tu combats la haine, en combattant l’ignorance, la pauvreté, en apprenant, et la peur de l’autre, en découvrant, par et dans les livres, le monde et le temps. Tu es loin d’être seul. Ne te sens surtout pas petit. Tu es grand par ce que tu fais, pour ce que tu es. Tu es un élève, parce que de/et ou par toi vient l’élévation de la vie et du monde.
Je sais que tu te demandes pourquoi on t’a abandonné. Seules l’imbécillité, la cupidité et le vice des adultes les empêchent de te voir, de voir ton génie. Musulman, tu dois avoir du mal à comprendre que des pays, se disant musulmans, investissent des centaines de milliards de dollars pour acheter des armes, alors qu’un million, une miette pour eux, te permettrait d'étudier décemment et correctement. Ta colère doit être encore plus grande quand tu en vois d’autres investir des milliards dans des choses aussi banales que le foot.
Mais, telle est la vie. Si l’homme faisait tout le temps ce qu’il fallait, personne ne ferait du mal à une mouche. Arme-toi de ton courage et tu verras tous ceux qui aujourd’hui t’ignorent te faire la cour demain. Tout pays qui se développe y parvient par l’éducation. Aux USA, il a été soutenu en 2014 plus de 60.000 thèses de doctorat. C’est je ne sais combien de milliers de fois plus que tout ce qui est fait en Afrique. On a tort de penser qu’ils dominent le monde par leurs bombes. Aussi longtemps que la situation sera ainsi, tout sera à leurs pieds. Les pétromonarchies sont devancées par des pays comme le Japon, pourtant mal lotis géologiquement, pour la simple et bonne raison que l’éducation y est meilleure. « L’argent des sots, dit Diderot au début du Neveu de Rameau, est le patrimoine des gens d’esprit ». Un pays qui ne fait pas de l’école sa priorité ne sortira jamais de la misère. Les Comores ne feront pas exception.
Le savoir est la plus grande des richesses, sache-le. Il te rend indispensable. Sois médecin, chercheur, etc. et tu verras les grands de ce monde te courir après pour que tu leur changes un cœur, ou leur développes Dieu sait quoi. Je te sais bon. Ta revanche sera de chercher à rendre le monde meilleur. Avance avec cet idéal. Il illuminera ta vie.
Mohamed Bajrafil, Un ancien candidat au Bac.