La nouvelle est maintenant officielle. Radio Domoni Inter l’a diffusée. Un énième naufrage de kwasa entre Anjouan et Mayotte. Partie de la ...
La nouvelle est maintenant officielle. Radio Domoni Inter l’a diffusée. Un énième naufrage de kwasa entre Anjouan et Mayotte. Partie de la ville de Ouani, le 7 mai à 14h, la barque a pris eau sur la route de Domoni. Elle n’a donc même pas eu le temps de traverser la ligne de frontière invisible, tracée par la république française dans cette partie du monde, entre les deux rives d’un même pays.
Une femme, la trentaine, est morte dans ce naufrage, survenu en ce jour du second tour des élections françaises. 16 rescapés sur les 24 passagers annoncés du kwasa, et 8 disparus. Les recherches se poursuivent encore. Mais les familles en deuil ne s’attendent pas à la moindre déclaration de responsabilité de la part de l’Etat comorien, encore moins de l’Etat français. Non pas que certains soient dans l’embarras de condamner le tragique de cette situation, comme certains tendent à le croire, mais parce que les autorités, d’un côté comme de l’autre, ne se sentent aucunement concernés par le sort de ces hommes et de ces femmes que l’empêchement de circuler dans une partie de l’archipel (visa Balladur) oblige à jouer au monopoly gagnant de la mort en mer.
De quoi trépassent ces gens, au final ? D’être condamnés – triste banalité – à négocier une traversée de leur propre pays, de manière clandestine, et dans des conditions discutables, où les passeurs s’amusent à ruser contre le temps, les radars et les forces publiques. En gros, si les gens pouvaient prendre leurs billets, sans l’obligation de passer par l’obtention d’un visa inepte, décrété depuis Paris, et divisant les familles, entre deux rives, d’un même pays, il n’y aurait pas ces victimes en mer. Aujourd’hui, les responsables politiques voudraient bien culpabiliser les habitants de cet espace, en les accusant de risquer leurs vies. Mais l’idée même que ce pays devienne une prison, où les Comoriens n’auraient que le droit d’aller là où l’occupation d’une île veut bien les laisser aller reste insupportable pour bon nombre d’entre nous.
Un mort de plus, un mort de moins. Il est vrai que la banalité du quotidien dans ces eaux, dont la grande moitié des poissons croît au prix du cadavre empoisonné de kwasa (barque), donne l’impression que ces naufrages, au fil des ans, n’interpellent aucun gouvernement en place. Les Comoriens, honnêtes musulmans, se ruent dans les cimetières de l’archipel et dans les rituels de deuil (hitima, shenda, hauli), histoire de se rappeler au bon souvenir de leurs morts, mais ils sont rares à se bousculer au portillon de l’indignation, afin de mettre fin au scandale que charrie ces naufrages de kwasa. Aucun leader n’en parle avec assez de force, en tous cas, pour que l’opinion se soulève d’un même élan contre l’inadmissible. Car comment peut-on devenir aussi étranger à sa terre, à sa chair, à son âme ?
Il y a bientôt huit ans, je me faisais vider du plateau de l’Alliance française à Moroni. Pour avoir dit non à cette situation dans une performance de rue, inspirée du gungu traditionnel. L’acte artistique se revendiquait d’un esprit de justice populaire, traduisant l’absence d’un mécanisme de résolution définitive, face à cette tragédie voulue et organisée. Car aucune loi instruite par la France à Mayotte n’est étrangère au processus de balkanisation des esprits et de reniement de soi en cours dans ces îles. Comment peut-on devenir aussi étrangers à nous–mêmes ? En 2011, je consacrais Un dhikri pour nos morts la rage entre les dents à cette tragédie. Adapté à la scène entre les Comores, la Réunion et la France, publié aux éditions Vents d’Ailleurs par la suite, ce texte recevait le prix des lycéens, apprentis et stagiaires d’Île de France en 2O13, sans que la situation ne bouge, dans sens comme dans l’autre.
En 2014, le préfet de la capitale comorienne et le commandant de la gendarmerie nationale m’interdisaient d’ériger une stèle, à la mémoire des milliers et des milliers (20.000? 30.000?) de morts en kwasa, sur la Place de France, située dans le quartier des banques à Moroni. Par peur de déplaire à l’ambassade de France. J’avais pourtant une autorisation du maire de la ville, feu Laïth Ben Ali, mais on me fit comprendre qu’on ne pouvait permettre un tel hommage sur une place, où seuls les sacrifiés de 14-18, défenseurs consacrés de la France éternelle, étaient autorisés à figurer sur une stèle. Nulle réaction de la part des élites aux affaires, bien que l’initiative d’interdire n’ait reçu aucun soutien de la part du gouvernement. A l’époque, le ministère de l’intérieur a feint même de n’être pas au courant de l’abus d’autorité de la part de la gendarmerie et de la préfecture. Depuis, j’ai mis plus d’une fois cette histoire en espace, sous des formes théâtrales diverses et variées, entre Dembeni à Mayotte, Paris, Limoges, Avignon et Genève.
Dans une semaine encore, je rejoue ce même récit au Théâtre-Studio d’Alfortville, en région parisienne, sans espérer la moindre décision contre le fait d’empêcher les Comoriens de circuler dans leur propre pays, sans risquer leur vie. Les 19 et 20 mai prochain. Un spectateur comorien, réservant sa place, ce matin, me demandait si « ça allait s’arrêter un jour ? Que peut un artiste, m’a-t-il dit, si les concernés choisissent de se voir mourir sans se battre ? Que peut votre spectacle contre la puissance d’un Etat (la France) et la faiblesse d’un autre (les Comores) dans l’anéantissement des petits ? Car on est bien d’accord ? Ce sont bien les « petits » qui circulent en kwasa ? » Il a raison de penser que les élites aux affaires se débrouillent toujours pour obtenir leur pass au chekpoint de l’ambassade de France, Place de Strasbourg à Moroni. Je n’ai pas vraiment su lui répondre. Les Comoriens ne sont pas dupes. Et il a raison, ma parole n’a qu’un seul mérite, celui de rappeler notre impuissance face à l’injustice et à l’occupation. Mais c’est peut-être pour ça que je continue à courir les plateaux…
Soeuf Elbadawi
OBSESSION DE LUNE/ IDUMBIO IV DE SOEUF ELBADAWI, AVEC RIJA RANDRIANIVOSOA À LA GUITARE ET MATHIEU BASSON À LA RÉGIE SE JOUE LES 19 & 20 MAI 2017 AU THÉÂTRE-STUDIO D’ALFORTVILLE, EN RÉGION PARISIENNE. PLUS D’INFOS, CLIQUER ICI.
LES IMAGES PUBLIÉES (LA POPULATION DANS L’ATTENTE DES PREMIERS CORPS REPÊCHÉS) PROVIENNENT DU MUR FACEBOOK DE RADIO DOMONI INTER, QUI A ANNONCÉ LA NOUVELLE.
UN COMMUNIQUÉ DE L’ANAFE, DATÉ DU 27 MARS 2017, SUITE À UN RAPPORT DE 2016, INTITULÉ « 976 : AU-DÉLÀ DES FRONTIÈRES ET DE LA LÉGALITÉ EST EN LIGNE », REDONNE QUELQUES ÉLÉMENTS RÉCENTS, BIEN UTILES À CEUX QUI CONNAISSENT DÉJÀ LA SITUATION.