Alors que ses ambitions suscitent la méfiance à Alger, Paris lui déroule le tapis rouge. "Venez voir la baie d'Alger !...
Alors que ses ambitions suscitent la méfiance à Alger, Paris lui déroule le tapis rouge.
"Venez voir la baie d'Alger !" Le chauffeur se gare juste devant le monument du martyr, immense édifice qui surplombe la ville blanche. Issad Rebrab, le patron de Cevital, nous emmène admirer la vue sous le soleil de ce dimanche de mars. Pas de doute, elle est superbe. "Regardez là-bas, à droite, au bord de la mer, lance-t-il. Je voudrais construire un quartier comme à la Défense avec cinq tours en verre." Le chauffeur, lui, est aux prises avec un garde républicain qui lui reproche d'avoir mal garé la Hyundai. L'homme en treillis se retourne, aperçoit Issad Rebrab et change soudain d'attitude. Sourire admiratif, salutations chaleureuses, problème envolé.
En un travelling – de la baie au militaire –, on saisit tout du personnage Rebrab. Le candidat au rachat des usines françaises FagorBrandt – le numéro un hexagonal de l'électroménager – a des projets de milliardaire plein la tête, tout le temps, à tout propos. Et malgré sa discrétion, l'homme est une star en Algérie. Le "Zidane de l'industrie", disent certains.
Zorro industriel
En France, il devrait bientôt se faire un nom. Car il est en passe de devenir le sauveur d'entreprises en difficulté, un Zorro du redressement judiciaire, l'espoir de milliers de salariés sur le carreau. Après avoir lorgné le volailler Doux en 2012 – sans faire d'offre finalement –, il a racheté en juin 2013 le fabricant de fenêtres Oxxo, en Saône-et-Loire, et pourrait reprendre FagorBrandt pour environ 100 millions d'euros. Il répète à tout-va qu'il a "plusieurs centaines de millions d'euros à investir à l'étranger". Arnaud Montebourg s'est trouvé un nouvel ami.
Le ministre du Redressement productif connaît la puissance de l'industriel, qui est à la tête du premier groupe privé algérien en termes de chiffre d'affaires (2,6 milliards d'euros en 2013), loin devant tous les autres. Le groupe, qui emploie 12.000 personnes, est présent dans dix secteurs, de l'agroalimentaire à la grande distribution en passant par la production de verre. Avant tout numéro un de la production d'huile et de sucre en Algérie, Cevital importe les voitures coréennes Hyundai, fabrique des produits électroménagers Samsung à Sétif… Son patron est même entré dans le classement Forbes comme premier milliardaire algérien, avec 3,2 milliards de dollars. N'en jetez plus !
Chouchou de Montebourg
En un an, Arnaud Montebourg a rencontré "quatre ou cinq fois" l'industriel – algérien comme son grand-père –, et s'est laissé séduire par un sourire charmeur et des yeux bleus qui s'illuminent à chaque idée nouvelle. "Je trouve sa stratégie visionnaire, explique le ministre dans son immense bureau. Nos deux pays sont à une encablure l'un de l'autre, mais nous ne nous parlons pas d'économie. Pourtant, la France possède la technologie, l'Algérie le marché et la possibilité de produire moins cher. Nous nous complétons."
De quoi créer des "synergies industrielles", explique Issad Rebrab : "Je rachète des unités en France, je préserve une partie des emplois, et, pour en créer d'autres en Algérie, je transfère le savoir-faire et je localise la production non compétitive dans ce pays low cost. Nous pouvons être l'atelier de l'Europe, pas besoin d'aller en Chine !" Il se dit prêt à investir dans l'agroalimentaire, le textile, les équipementiers… Séduit, l'Elysée lui déroule son tapis rouge. Le patron de Cevital faisait partie des 34 grands investisseurs étrangers reçus par François Hollande le 17 février.
Sa stratégie illustre un retournement historique, né de la crise. Les patrons des pays du Sud font désormais leurs courses dans les pays riches. Issad Rebrab compte ainsi saisir les opportunités de rachats à prix cassés dans une France en pleine déconfiture industrielle. Un joli pied de nez à l'histoire : un patron d'un ancien pays colonisé sauve des emplois dans l'ex-pays colonisateur. "J'en suis fier,confie Issad Rebrab. Pour une fois que les citoyens français ne voient pas les Algériens comme des personnes prenant leur travail… Le mouvement est mondial, regardez les Angolais qui, grâce à leur pétrole, investissent au Portugal." Il ajoute, clairement déçu : "Si j'étais au gouvernement algérien, j'aurais racheté Peugeot, plutôt que de le laisser aux Chinois."
Méfiance du pouvoir algérien
Si le milliardaire se tourne vers la France, ce n'est pas par philanthropie ou par amitié pour Montebourg, mais parce que ses rêves d'industriel sont bloqués dans son propre pays. Son projet de Défense au bord de l'eau ? En attente d'autorisation depuis cinq ans. Son idée de créer un port en eaux profondes et un pôle industriel à Cap Djinet, à 80 kilomètres à l'est d'Alger ? Réduite depuis dix ans à une maquette. Le rachat de Michelin Algérie l'an dernier ? Refusé. On en oublie. "Dès lors qu'on atteint une certaine taille, les problèmes commencent, analyse son ami Nacer Yahiaoui, président d'un groupe de confiserie. Le pouvoir n'est pas prêt à ce que des activités sensibles, comme le port ou le complexe pétrochimique de Cap Djinet, soient privées."
Les autorités se méfient d'un contre-pouvoir économique, et les origines kabyles de l'industriel n'arrangent rien à l'affaire. Le chef du service économie du journal El Watan, Ali Titouche, confie même : "Dans les coulisses du pouvoir, on nous raconte que ces projets sont bloqués par crainte de voir le groupe atteindre une certaine taille et Issad Rebrab demander un poste politique." Alors l'entrepreneur parie sur la France, mais aussi sur l'Afrique, en pleine croissance ; veut louer des terres agricoles en Ethiopie et au Soudan ; créer une plateforme logistique en Côte d'Ivoire… Mais là, il se heurte à la Banque d'Algérie, qui interdit de sortir des devises. Du coup, pour FagorBrandt, il a dû lancer un emprunt en France.
Prudence politique
Malgré sa frustration, l'homme d'affaires modère ses critiques envers le pouvoir algérien, se plaint juste "de devoir demander l'autorisation pour créer des emplois". Pour qui votera-t-il lors de la présidentielle du 17 avril ? Mystère. Un signe : en 1992, il a financé la création du journal francophone Liberté, clairement dans l'opposition aujourd'hui. Même s'il jure ne pas intervenir sur la ligne éditoriale. Et en 2004, il a claqué la porte du Forum des chefs d'entreprise (FCE) car l'organisation patronale appelait à réélire le président Bouteflika. Selon lui, elle n'avait pas à faire de politique. Depuis, il l'a réintégrée.
Ce 17 mars, Slim Othmani, patron du numéro un du jus de fruits, NCA Rouiba, a rejoué la scène, démissionnant du FCE pour la même raison. Issad Rebrab, cette fois, n'a pas suivi. "Il gère mieux sa relation avec le pouvoir, qui n'a pas toujours été calme, commente Slim Othmani. Il a pris de la hauteur." La prudence est devenue son maître mot. "Il n'a de toute façon pas pu grandir à ce point sans des appuis, politiques, militaires, ou dans les services secrets",soutient Lazare Beullac, rédacteur en chef de Maghreb confidentiel, à Paris. "Si c'était le cas, je n'aurais pas tant de projets à l'arrêt", répond le milliardaire.
L'ascension de cet enfant de Kabylie, né près de Tizi Ouzou dans une famille modeste, a été fulgurante. Après des études à l'Ecole normale d'Alger, il enseigne la comptabilité avant d'ouvrir son cabinet d'expertise comptable en 1968. Il acquiert vite des parts dans la société d'un client, prend goût à l'industrie, puis crée en 1975 sa société de construction métallique, Profilor. "En 1992 et 1993, en pleine guerre civile, il importe des tiges d'acier par milliers de tonnes, raconte son biographe Taïeb Hafsi, professeur à HEC Montréal. En deux ans, il réalise 30 millions de dollars de bénéfice, le cash qui l'aidera à se développer par la suite."
Cible d'attentats
Il résiste même au terrorisme islamiste. Sur la route vers son usine de verre plat à Larbaâ, près d'Alger, il montre l'endroit où, en 1994, il échappe à un guet-apens. Quinze jours plus tard, dix bombes explosent dans son usine. Il s'exile en France, reprend une société de charcuterie hallal, Delice mondial, puis revient en 1995 pour importer des produits agroalimentaires. Trois ans plus tard, il crée Cevital, qui ne cessera de grossir. Aujourd'hui, il table sur 25 milliards de dollars de chiffre d'affaires en 2025 et 100.000 collaborateurs.
Issad Rebrab est né obstiné. Il faut l'écouter raconter dans le détail la façon dont il a résolu un problème de pièce métallique… en 1971. Attablé à son restaurant préféré, le Tantra, sur les hauteurs d'Alger, il parle de nervure repoussée, de crépines, de lames de rasoir. C'est à n'y rien comprendre, mais sa joie reste vivace. L'homme se régale des secrets de fabrication, se passionne pour la technique. "Il connaît le moindre boulon des raffineries d'huile et de sucre de Béjaïa, raconte sa fille. Il y a passé des nuits et des nuits !"
Il ne s'arrête en effet jamais. Son agenda donne un aperçu de sa boulimie de travail. Jeudi, il était à Paris, où il possède un appartement dans le VIIe, pour le dossier FagorBrandt. Vendredi, il visitait une usine d'éthanol à Rotterdam, car il rêve d'en créer une en Amérique latine. Samedi, à Alger, il a fait deux heures de footing sur son tapis roulant. Et le lendemain, il doit s'envoler pour un colloque sur l'Afrique à Genève.
Traumatisme familial
Devant son plat de dorade et de mérou du jour, il raconte aussi son école chez les pères blancs, ses études à Alger. On l'interroge sur le choix de son premier métier. "Dans notre village, notre voisin était aide-comptable à Alger, commence-t-il. Sa maman le glorifiait. Je me suis alors dit que je voulais faire ce métier… pour être glorifié par ma mère." Et évoque du coup un événement qu'il tait, "le plus grand drame de sa famille".
A cette époque, sa mère était entièrement absorbée par la disparition de son fils aîné, Amar. "Mon frère a laissé sa vie pour l'indépendance de l'Algérie. Il a pris le maquis à 18 ans, en 1956, nous l'avons revu en 1958, puis jamais plus." Son corps n'a jamais été retrouvé. Long silence. "Pour ma mère, il était toujours vivant. C'était son aîné, son espoir, elle ne pensait pas pouvoir compter sur un plus jeune." A force, la graine d'entrepreneur a gagné, obtenu l'admiration maternelle. Et garde pour lui cette douleur d'enfant.
Lui a quatre garçons et une fille. Avec sa femme Djedjiga (fleur en berbère), il les a élevés "à la dure", les envoyant dans des pensions catholiques en France, parfois dès 8 ans, ne les voyant que trois ou quatre fois par an. Il a aussi voulu leur transmettre sa passion de l'entreprise. Tous ont fait des études de gestion à l'étranger. Et chacun détient 12% de Cevital. Le groupe est divisé en trois pôles : Malik dirige l'industrie ; Salim, la grande distribution ; Omar, l'immobilier et l'automobile. Les enfants sauront-ils reprendre un groupe bâti sur l'énergie d'un seul homme ?
Tout est dans la réponse de Malik, potentiel successeur : "On essaie de courir derrière lui !" Le père reconnaît que Cevital a un problème de ressources humaines : "Notre souci majeur, c'est de renforcer le top-management et de développer les talents." Sa succession n'est pas à l'ordre du jour. "Il ne prend aucun recul, affirme son ami Nasser Yahiaoui. D'ailleurs, il ne part en vacances que depuis peu. S'il veut se développer à l'international, il y arrivera." La baie d'Alger a beau être unique, Issad Rebrab, bientôt 70 ans, vise beaucoup plus loin.
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