Les experts médiatiques et les glissements sémantiques. Le 27 septembre 2003, un universitaire marocain a été l'auteur d'un mot qui ...
Les experts médiatiques et les glissements sémantiques.
Le 27 septembre 2003, un universitaire marocain a été l'auteur d'un mot qui mérite réflexion: «Jacques Berque, le célèbre orientaliste et traducteur du Coran, maîtrisait tellement bien la langue arabe qu'on se demande pourquoi il n'est pas devenu musulman». Ce constat rejoint celui fait sur Louis Massignon, qui n'aimait parler des merveilles de l'orientalisme avec son ami Abdelkhalek Torrès, homme d'État marocain, qu'en arabe. Ces deux exemples sont cités pour mettre en exergue l'intimité entre les anciens spécialistes du monde arabe et musulman et la langue arabe, à un moment où ceux qui ont pris la relève n'affichent pas toujours un attachement pour cet instrument de travail pourtant indispensable qu'est la langue arabe. En tout état de cause, on reste perplexe quand un expert en orientalisme qualifie d'autres d'ignorance et de manipulation. C'est ainsi qu'Olivier Carré qualifie un livre écrit par un journaliste français de «pamphlet sous-informé et pouvant nourrir l'arabicide», avant de fustiger un autre livre, qualifié de «pamphlet écrit avec une ignorance revendiquée en islamologie», et avant de s'en prendre à l'ouvrage d'un célèbre orientaliste, «qui, comme ses autres articles et livres, fourmille d'erreurs graves de compréhension des termes arabes utilisés et cités». Il accusera le même orientaliste de «confusion»: Olivier CARRÉ: L'Islam laïque ou le retour à la Grande Tradition, Armand Colin, Paris, 1993, pp. 154, 155 et 156.
Tendance à l'exagération d'orientaliste? Même s'il vaut mieux éviter de prendre position sur ce genre de polémique, force est quand même de reconnaître que quand il s'agit du monde arabo-musulman, les fameux spécialistes font preuve d'un manque de maîtrise des concepts arabes qu'ils manipulent avec une imprudence confondante. C'est ainsi qu'un terroriste sera qualifié d'«islamiste», «djihadiste» ou «salafiste». En tombant dans de tels pièges, les experts se situent dans le travers dénoncé par Edward W. Saïd, celui de «L'Orient inventé par l'Occident», dans la confusion.
«Islamiste». Le terme procède d'une invention occidentale et concerne le Musulman se caractérisant par son passéisme obscurantiste, son radicalisme et sa prédilection pour les actes terroristes, le recours à la force l'emportant. Or, l'Islam prohibe toute forme de violence au nom de la religion, et on ne peut pas user de la violence au nom et sous couvert de l'Islam:
«Pas de contrainte en religion» (Coran, II, La Vache, 256).
Comme la contrainte est interdite, une laïcité qui ne porte pas son nom est décrétée pour que chacun puisse vivre sa religion sans pression, dans une liberté totale, y compris dans le même espace, comme cela se faisait dans les territoires musulmans de la période classique, où les chefs musulmans laissaient les non-musulmans diriger les territoires conquis, avant de se convertir à l'Islam:
«À vous votre religion et à moi ma religion» (Coran, 108, Les Infidèles,6).
Donc, le terroriste ne peut se réclamer de l'Islam, et l'«isme» qui provoque le glissement sémantique conduisant l'Islam à l'«islamisme» n'a aucun sens, et les deux versets coraniques précités sont là pour le prouver.
Mais, voilà qu'un autre raccourci fait d'un terroriste un «djihadiste», un adepte du «Djihad», qu'on s'acharne obstinément à définir comme une «guerre sainte», dans le cadre d'une religion qui proclame l'interdiction de la contrainte en religion. En réalité, «Djihad» signifie l'effort intellectuel que l'homme déploie pour lutter contre ses propres excès. La guerre sur la voie de Dieu est appelée «Petit Djihad», puisque le «Grand Djihad» est intellectuel, par excellence. Et ce petit «Djihad» ne peut avoir lieu que pour faire face à l'impératif de légitime défense:
«Toute autorisation de se défendre est donnée à ceux qui ont été attaqués parce qu'ils ont été injustement opprimés. – Dieu est puissant pour les secourir – et à ceux qui sont chassés injustement de leurs maisons pour avoir dit seulement "Notre Seigneur est Dieu!"» (Coran, XXII, Le Pèlerinage, 40).
«Soyez hostiles envers quiconque vous est hostile, dans la mesure où il vous est hostile» (Coran, II, La Vache,194).
Comme «Ijtihad», effort intellectuel et recours à la raison notamment pour mieux comprendre le Message de Dieu, «Djihad» vient de l'arabe «Jahd», l'effort, et ce dernier n'a aucune connotation physique et coercitive, et se veut avant tout intellectuel. Pourtant, cela n'empêchera pas le spécialiste qu'on appelle chaque fois à la télévision ou à la radio de parler de «djihadiste» pour désigner celui qui se revendique de l'Islam et qui commet un acte terroriste, incompatible avec la lettre et l'esprit de l'Islam. Cet acte criminel est commis contre de vrais Musulmans et contre d'innocents adeptes d'autres religions, et cela, en violation des règles de l'Islam et contre l'image de cette religion.
Pourquoi ne pas qualifier le terroriste de «salafiste» alors? Voilà encore un concept à la mode, de préférence, dans la bouche des spécialistes institutionnels et médiatiques, ceux qui expliquent toujours tout sur les médias, mais sans parler un mot arabe, ou parlant arabe mais endormi par une paresse intellectuelle qui les empêche d'aller au-delà des schémas réducteurs.
En réalité, quand les vrais orientalistes avaient encore le droit de s'exprimer sur les sujets touchant le domaine de leur compétence, le «salafisme» venait de «Salaf», «prédécesseurs» ou «ancêtres», étant entendu que les premières générations musulmanes constituaient la source la plus autorisée en ce qui concerne la direction spirituelle de l'Islam. Ces ancêtres étaient les puristes de l'Islam, et aucun parmi eux n'a un passé de terroriste. Les vrais islamologues se posent alors la question de savoir comment la manipulation des concepts a-t-elle conduit à des monstruosités terminologiques qui ne suscitent que des sentiments de peur? La réponse est simple: les concepts ont cessé d'être innocents pour devenir explosifs, à force d'instrumentalisation et de manipulation.
Or, les glissements sémantiques signalés n'aident pas l'humanité à vivre en paix, chacun devant supporter l'adepte de l'autre religion, l'athée ou l'agnostique. Les glissements sémantiques donnent mauvaise presse à l'Islam, religion de tolérance, et au Musulman, pendant que le faux Musulman accentue la confusion, par son obscurantisme, sa violence physique et verbale et son enfermement dans un ghetto mental.
En même temps, on doit s'interroger sur l'opportunité d'octroyer le titre de «spécialiste de…» à chaque auteur d'un mauvais livre.
Par ARM
© www.lemohelien.com – Dimanche 17 novembre 2013.
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