Sur le quai de la gare, je reconnais Flore Adrien à sa chevelure flamboyante. Nous nous asseyons au café le plus proche, où la radio réso...
Sur le quai de la gare, je reconnais Flore Adrien à sa chevelure flamboyante. Nous nous asseyons au café le plus proche, où la radio résonne dans le vide, tables de formica vert pétard au milieu du gris du ciel normand. Et Flore commence à parler. Rien ne semble pouvoir l'arrêter... Je me souviens répète-elle, encore et encore, cette famille séparée brutalement, cette grand mère française qui a vu ses enfants devenus sans papiers... comme si Flore avait ramené jusqu'en Normandie toutes ces vies croisées, détruites par la « fabrique à sans-papiers » de Mayotte. Je me souviens dit-elle comme s'il s'agissait d'un passé lointain. Flore est partie de Mayotte en 2011 après y avoir passé 4 ans. « J'y serais bien restée je crois, mais maintenant je n'y reviendrais plus ». C'est bien d'un passé qu'elle parle, même s'il n'est pas si lointain.
Étudiante, en travaillant comme lectrice pour un militant de La Cimade, Joël Le Bihan, elle est devenue sympathisante de l’association. Puis elle est partie aux États Unis. « C'est bien de devenir soi même étrangère dans sa vie, glisse-t-elle, Ça permet de comprendre, d'être confrontée aux problèmes de papiers, aux problèmes d'intégration. ».
Et puis, elle est rentrée en France pour ensuite partir enseigner une première fois à Mayotte entre 1999 et 2003. « Je suis tombée sous le charme de l'île, mais des étrangers j'en ai pas vu. A ce moment là il n'y avait pas d'étrangers. Ça ne se posait pas comme question. Parfois il y avait des débats mais peu de gens faisaient la différence entre Mahorais et Comoriens... »
C'est en Guyane, peu après, qu'elle affrontera pour la première fois les désastres de la politique migratoire française. Professeur de français à des élèves primo-arrivants, elle découvre en même temps la précarité à laquelle les condamnent la situation administrative de leurs parents, Haïtiens, Brésiliens, Chinois, Colombiens, sans-papiers... Elle commence à s'y intéresser, se rapproche de La Cimade lors d'une formation juridique organisée par Luis Retamal et Stéphanie Dekens. Un peu de loin, elle participe alors à la création d'un groupe Cimade. « J'avais trouvé ça intéressant de batailler sur le thème du droit, mais j'étais restée plutôt spectatrice ».
« En 1999 je suis tombée sous le charme de l’île, mais à ce moment là des étrangers je n’en ai pas vu. »
Et puis elle revient à Mayotte en 2006, qu'elle ne reconnaît plus. « Tout avait changé. Les forces de police étaient présentes partout, le centre de rétention ne désemplissait pas... ». Avec différentes personnes dont Mélanie Portman et Georges Alide vient l'idée de créer un groupe Cimade. « En fait le moment décisif ça a été la formation organisée par migrants outre mer avec Marie Duflo notamment. Jusque là, nous, on était face à des situations personnelles inextricables mais on n'avait aucun outil juridique. Personne ne connaissait la loi, du coup l'administration avait un boulevard pour faire tout ce qu'elle souhaitait faire.»
Ils étaient six, sept quand ils ont demandé des habilitations pour entrer dans le centre de rétention, fermé alors à tout regard de la société civile. « On a reçu quatre habilitations en 2008. Et...ça a été un engagement total, et totalement épuisant. Le centre de rétention c'était extrêmement violent d'une vétusté incroyable. La première fois on a vu trente personnes se battre pour une gamelle. Il y avait énormément d'enfants, des vieilles personnes. » Et Flore raconte longuement la séparation méthodique des familles, les renvois expéditifs, les pères et mères d'enfants français expulsés sans leurs enfants avant même qu'on ait pu examiner leur situation... « À Mayotte, c'est un rouleau compresseur, il n'y a aucune considération des situations personnelles... faire du chiffre contre tout bon sens. »
« Personne ne connaissait la loi, du coup l'administration avait un boulevard pour faire tout ce qu'elle souhaitait faire »
De la désillusion brutale à la colère
Face à cette situation, Flore avoue d'abord sa désillusion. « J'ai longtemps vécu dans une mythologie républicaine où j'étais persuadée que les institutions de l'État étaient garantes des droits, mais à Mayotte... Quand un système entier fonctionne sur le non-respect de la loi, ça pertube la citoyenne que je suis. Après j'étais en colère et puis du coup en action. Je ne pouvais pas rester spectatrice. Regarder sans rien faire, c'était acquiescer et je ne supportais pas. » Celle qui se dit citoyenne ordinaire et rétive au juridique se lance donc. « Dans le groupe c'était très collégial, et chacun faisait ce qu'il pouvait, un coup de téléphone, des photocopies...moi j'allais au centre de rétention. On y allait toujours à deux. C'était trop violent. » Elle se rappelle le jour où elle s'est retrouvée face à une petite fille de sept ans, l'homme qui s'en occupait venait d'être arrêté. Ses parents avaient déjà été renvoyés, l'un après l'autre. Elle se rappelle de cette dame avec ses deux jumeaux, nourrissons prématurés de quelques jours, elle se rappelle de ce naufrage, une mère morte alors qu'elle tentait de revenir quelques jours après avoir été expulsée de Mayotte, où elle vivait depuis sa petite enfance, où était enterré son père, où étaient nés et où vivaient ses cinq enfants. Mais elle se rappelle de tellement d'histoires. « C'était 24h sur 24. Ce sont des élèves arrêtés, ce sont nos voisins, ce sont les amis de nos propres enfants...c'est tout le temps et c'est très éprouvant. D'ailleurs, ces quatre années de militantisme acharné m'ont épuisée. ». Après un silence, elle rajoute « C'est tellement difficile d'enrayer la machine».
« C'était 24h sur 24. Ce sont des élèves arrêtés ce sont nos voisins, ce sont les amis de nos propres enfants... »
Un petit contre-pouvoir
Pourtant, plus tard dans la conversation elle rappellera que « la présence de La Cimade dans le centre de rétention jusqu’ici entièrement clos est un petit contre-pouvoir ».
Flore relève surtout le travail avec les autres associations, les assistantes sociales, la Protection judiciaire de la Jeunesse, les médecins, la Défenseure des enfants, parfois même avec les gendarmes. « À Mayotte, c'est tellement dur, on ne peut rien faire tous seuls ». En plus d'apprendre la loi, d'être présent dans le CRA, il a donc fallu travailler avec les autres acteurs et puis faire vivre le nouveau groupe. Or à Mayotte, il est difficile de faire vivre une association notamment à cause du turn-over important des métropolitains et du peu de Mahorais qui s’engagent dans cette lutte. « Pour les Mahorais, c’est compliqué de défendre des étrangers, ils ont l’impression alors de ne pas adhérer à la France. Au contraire, je leur disais, c’est bien parce que Mayotte c’est la France, et qu’il faut y respecter les valeurs et le droit de la République, qu’il faut défendre les droits des étrangers sur ce territoire. »
Et puis, il y a la question de l'engagement des fonctionnaires, dont la présence sur le territoire est soumise à un avis préfectoral. « Personnellement, je n'ai jamais pensé que le préfet pourrait me donner un avis défavorable. Pour moi je faisais valoir mon engagement citoyen sans enfreindre jamais les règles de la République. Mais vu ce qui s'est passé avec Michel Rhin de Resf , je crois que j'ai été trop naïve... » Elle ajoute presque aussitôt « ça va devenir un problème de conscience d'être fonctionnaire à Mayotte... voir ce qui s'y passe et devoir rester silencieux... »
Pourtant après les désillusions ou la colère, Flore veut rappeler le bonheur des rencontres faites, des petites victoires. « Quand on obtient une carte d’identité pour un jeune après deux ans d’efforts, que c’est bon, il va avoir un avenir… ça a été quand même très riche toutes ces années, tant d’histoires… »