Vue de Mayotte, la loi sur les soins sous contraint

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La scène intervient dans le cours d’une consultation à Kahani, dans l’ile de Mayotte, devenue département français cette année courante 2...


La scène intervient dans le cours d’une consultation à Kahani, dans l’ile de Mayotte, devenue département français cette année courante 2011. Le psychiatre reçoit une jeune mère depuis peu traitée par neuroleptique, qui confirme elle-même l’intérêt du médicament: elle a tenté de l’interrompre et s’est aussitôt vue assaillie de nouveau par divers phénomènes terrifiants, internes et externes, qui le mettent hors d’état de prendre soin de son bébé âgé de trois semaines. L’accord semble donc conclu pour reconduire la prescription. Seulement voilà, il y a le problème du lait: l’allaitement n’a pu être poursuivi et cette femme, qui a déjà nourri trois enfants, comptait recourir au lait en poudre premier âge. Sauf qu’il n’y a pas d’argent à la maison pour acheter le lait en poudre.

L’échange qui suit est quasiment prévisible, et scandaleux à proportion de sa prévisibilité. Le psychiatre propose de remplir une ordonnance pour le lait, à l’attention de la PMI (centre de protection maternelle et infantile). Inutile, déclare la femme. Elle s’y est rendue hier, il n’y a plus de lait disponible à la PMI. Plus de lait à la PMI, appuie l’infirmier, et aucune date de réapprovisionnement fixée. C’est ainsi depuis deux mois, cet approvisionnement-là semble bloqué. Ah, commente le psychiatre embarrassé, pourrait-on se tourner en ce cas vers l’association Solidarité–Mayotte?  -Inutile, lâche la femme. Elle s’y est rendue avant-hier, il n’y a plus de lait à Solidarité–Mayotte. Plus de lait à Solidarité-Mayotte, confirme l’infirmier, et aucune date de réapprovisionnement fixée. Ah, commente le psychiatre très embarrassé, mais où peut-on alors trouver du lait premier âge ?

De l’enquête téléphonique, il ressort que le dispensaire Jacaranda (à Mamoudzou) dispose encore d’un peu de lait premier âge. La patiente pourrait s’y rendre en taxi-brousse, sous réserve de se faire avancer l’euro nécessaire à la course. Mais, dit-elle, c’est trop risqué, une chance sur deux de se faire arrêter. Telle est en effet sa situation: grand-comorienne de naissance, elle ne dispose pas d’un visa en règle, encore moins d’une carte de séjour pour Mayotte. Elle est donc soumise aux contrôles de la PAF (police de l’air et des frontières) qui s’exerce régulièrement sur les taxis-brousse, et risque l’expulsion. Cette femme est donc prise entre deux fléaux, chacun pire que l’autre : manquer de lait et risquer de voir dépérir son enfant ; aller chercher du lait et risquer de se faire expulser, et séparer de son enfant.

Le temps de consultation est occupé par la quête alentour de quelques jours de lait en poudre, si bien que les « troubles psychiques » eux-mêmes ne sont guère abordés. Mais au fait, se tient-on vraiment hors sujet en touchant aux moyens de subsistance de l’enfant ? Le dilemme auquel cette femme est confrontée vient-il seulement en conséquence de ses troubles psychiques, comme un mal supplémentaire ? Ou bien le niveau auquel s’applique la loi relative au droit de séjour n’entre-t-il pas plutôt dans le processus psychique à l’œuvre ? Pour le dire autrement : quand une loi s’immisce jusqu’à ce degré d’intimité concrète, non seulement la disposition du corps propre, mais sa capacité d’engendrement, est-ce que cela ne rend pas fou ? Contrairement à la tradition, la femme n’évoque d’ailleurs aucun djinn partie prenante du délire. Elle se contente de lutter contre ses visions terrifiantes et de chercher du lait pour son bébé.

Comment enfanter, quand le vœu de procurer à l’enfant la nationalité mahoraise/française (de par son lieu de naissance), est mis en balance avec un risque portant sur sa survie même, au nom de la nationalité acquise? Un conflit est certes inhérent à toute naissance : il  faut en passer par le défilé du renoncement, abandonner une part des vœux particuliers posés sur l’enfant, au profit de son avènement à ce qui fait monde commun. Mais lorsque l’enjeu de l’inscription au registre d’état-civil est la survivance même, se tient-on encore dans cette logique commune ? Reste-t-il alors un autre choix que celui du délire, c’est-à-dire cette forme de clivage radical entre monde commun et monde délirant, avec ce que celui-ci implique de retours terrifiants?

Il n’y a pas de réponse directe à cette question. Pas d’autre réponse que la répétition de la question devant chacune de ces parturientes  comoriennes, ou anjouanaises, étrangement saisies par un épisode délirant que rien n’annonçait dans le cours de leur vie antérieure. On peut être assuré, quoiqu’il en soit, qu’un enfant né sous ces auspices ne se voit pas offert le plus sûr départ dans l’existence. Laissons à l’imagination de chacun la sorte de message dont ce citoyen en devenir peut se trouver porteur. Peut-être fera-t-il entendre, sous l’hypothèse la moins néfaste, et pour peu qu’on y prête l’oreille,  quelque chose des abîmes qui tiennent parfois lieu de frontière.

Il s’agirait, à tout le moins, de considérer les deux sens de la question: ce qui, des manifestations d’un délire, peut en appeler à la loi; et inversement, ce qui, d’une certaine application monolithique de la loi, est capable d’enfoncer la frontière de la folie. L’état psychique de cette femme fait signe vers les conséquences de l’application aveugle d’une loi donnée. Plus précisément, elle invite à distinguer les niveaux auxquels une loi s’applique : un niveau légitime d’application au regard des conditions de vie commune dans une société donnée ; un niveau illégitime d’application qui ampute irréversiblement les possibilités d’un sujet.

Venons-en à la loi du 5 juillet 2011, sur les soins psychiatriques sans consentement. Cette loi systématise le marquage social de la folie, poussant notamment à l’application et à la surveillance de traitements médicamenteux contraints jusqu’aux domiciles personnels. L’exemple ici choisi vient en décalage, puisque la patiente est consentante aux soins et même demandeuse d’un traitement neuroleptique. Et ce décalage fait d’autant ressortir l’analogie avec la situation d’un psychiatrisé contrôlé à domicile, dans ses actes et dans ses dires, dans ses présences et dans ses absences, dans ses tentatives de production ou de création « hors-programme », de quelque nature qu’elles soient.  La particularité de la loi engagée importe moins, alors, que son niveau d’application, sa pénétration potentiellement illimitée de l’espace psychique. A cet égard, la loi sur les modalités de soins psychiatriques sans consentement rejoint une forme de législation sur le droit de séjour.
La loi du 5 juillet touche à l’énigmatique et inquiétante frontière de la folie, à ces confins psychiques avec lesquels certains n’ont d’autre choix que de batailler. Frontière certes irréductible à ce qui peut s’en légiférer, mais à laquelle tout système de loi doit s’attaquer d’une façon ou d’une autre. Or s’il n’est peut-être pas de très bonne façon, il en est de très mauvaises, et ceux qui ont quelque expérience en psychiatrie ont dénoncé le texte du 5 juillet,  applicable depuis le 1° août. On peut déjà apprécier ses effets délétères. D’une mainmise volontariste sur l’espace subjectif, il résulte inévitablement une aggravation du versant pathogène de la psychose. Le positionnement clinique impose clairement l’inverse, à savoir de rappeler les limites nécessaires à une application légitime de la loi. Soit à tenir ferme sur la part inaliénable qui a droit de séjour.source:mediapart

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