L'endroit porte le drôle de nom de "boutique de quartier". Pourtant on n'y vend rien. On y discute, autour d'une gr...
L'endroit porte le drôle de nom de "boutique de quartier". Pourtant on n'y vend rien. On y discute, autour d'une grande table grise genre mobilier de bureau. Quinze personnes. Que des femmes. Ce n'est pourtant pas la réunion hebdomadaire d'une association féministe, mais la réunion de création de la toute nouvelle amicale des locataires "Renoir-Villon", du nom des immeubles qu'elle représente.
Le seul homme présent préside la séance : Antoine Wohlgroth, de la Confédération nationale du logement, association d'aide aux locataires. A sa gauche, Annie, future présidente de l'amicale. "Vous connaissez la CNL ?" lance-t-il. Silence. "C'est une association qui a été créée en 1916..." "Waouh !" fait l'assemblée en coeur. "Pour la petite histoire, elle a été créée parce que les bailleurs de l'époque n'avaient rien trouvé de mieux que d'attendre que les hommes soient partis au front pour demander aux femmes des augmentations de loyer..." Succès assuré auprès de l'auditoire féminin.
"Comme beaucoup de salariés ne connaissent pas le droit du travail et demandent l'aide des syndicats quand il faut parler avec le patron, beaucoup de locataires ne connaissent pas non plus leurs droit et peuvent demande l'aide de la CNL pour parler avec leur bailleur" continue-t-il. "Alors maintenant, il faut que vous me racontiez, quels sont les constats, quels sont les problèmes, pour qu'avec la présidente de votre nouvelle amicale, on puisse faire remonter ça au bailleur lors de la réunion fin juin. Si vous ne nous dites pas, on ne peut pas savoir. Par exemple, dans un immeuble dont je m'occupe à Tremblay-en-France, un ascenseur était en panne depuis neuf mois mais personne ne disait rien. Ça c'est pas possible !"
"J'AI PLUS PEUR QU'AVANT, PEUT-ÊTRE PARCE QUE JE VIEILLIS ?"
Une jeune femme, la trentaine, prend la parole. "Moi j'ai emménagé à Renoir cet hiver. Quand j'ai visité, j'ai été agréablement surprise. C'était neuf, bien entretenu. Mais maintenant que j'y habite, je suis très déçue par le côté insécurité." Les immeubles de six étages de la rue Renoir sont sortis de terre récemment dans le cadre du projet de rénovation urbaine, en lieu et place de la grande barre Renoir, détruite en 2000. Ils sont à quelques mètres du centre culturel Jean Houdremont, auquel est accolée la boutique de quartier. "L'autre jour, ils ont mis le feu à l'école de la deuxième chance. Je suis juste au-dessus. Le feu est monté jusqu'aux étages, j'avais de la suie partout chez moi... Il y a quelques semaines, il y avait des coups de feu tous les soirs dans la rue. J'osais même pas me mettre à la fenêtre pour regarder de peur de prendre une balle perdue. Le lendemain, il y avait des traces de sang par terre... Après y a eu le feu à une poubelle. J'appelle les pompiers en leur disant qu'il y a le feu mais ils n'avaient pas l'air très inquiets... Et les gens passaient avec leurs sacs de courses et cela ne faisait réagir personne..."
"Mais c'est parce qu'à un moment, ça surprend plus, on s'habitue" explique, fataliste, une voisine. "J'ai toujours vécu en cité à La Courneuve. Je sais pas, c'est peut-être parce que je vieillis, mais j'ai plus peur qu'avant. Vivre dans un appartement avec un bon confort c'est une chose, mais avoir peur de rentrer seule chez soi le soir, ça craint !" reprend la première. Le représentant de la CNL écoute, compréhensif. Il rappelle cependant que le bailleur n'est pas compétent sur les questions d'insécurité.
"Deux jours après mon emménagement, l'ascenseur ne descendait plus au parking. C'était en février, et il n'a remarché que 48 heures depuis. On ne peut plus descendre au -1." Une autre enchaîne : "Chez nous, ni les digicodes ni les interphones ne marchent aujourd'hui, dans les trois cours. Quand on tape le code ça met 'accès interdit'. Ce qui fait que pour rentrer chez nous, on doit appeler quelqu'un pour qu'il descende nous ouvrir." "Y a un problème d'eau chaude, souligne une troisième. Pendant une semaine tous les matins, on n'a eu que de l'eau froide, le soir c'était tiède"... "Chez nous, y a aussi un problème d'entretien. Le nettoyage des murs n'est jamais fait, et il y a plein de traces."
"LES GENS ONT BAISSÉ LES BRAS"
Le représentant de la CNL demande des dates, des faits précis, qu'il note dans un petit cahier. "Pour le ménage, on va regarder ce qui doit être fait dans le contrat de nettoyage. Et puis on va regarder comme l'entreprise prestataire organise cette tâche. Parce que par exemple au Mail Maurice de Fontenay, vous avez quinze étages et une dizaine de porches, mais une seule femme de ménage pour tout le bâtiment. Donc la fille, même avec toute la volonté du monde, elle peut pas, seule, arriver au bout" explique Antoine Wohlgroth. "Au début, à Balzac, il y avait plusieurs femmes de ménages : y en avait une qui passait derrière les autres pour voir si tout était impeccable. Ça sentait bon..." raconte une vieille femme voilée, qui vit depuis quarante-trois ans aux 4 000 et a connu la barre Balzac à l'état neuf. "Mais l'autre fois, je me lève, ça sentait bon, et le lendemain des locataires avaient tout sali. Donc c'est pas toujours la faute de la femme de ménage, faudrait faire gaffe à ce que la pauvre femme s'en prenne pas plein la figure !" dit la trentenaire. "Ne vous inquiétez pas, on ne met jamais en cause l'employée, mais l'entreprise qui n'emploie pas assez de personnel" la rassure le représentant de la CNL.
"Ce qu'il faut que vous compreniez, et que j'explique aux quatre amicales de locataires qu'on essaye de monter ici, c'est qu'à partir du moment où vous payez des charges, vous payez le droit d'avoir un ascenseur qui marche et que les parties communes soient propres", explique Antoine Wohlgroth. "Mais c'est tellement habituel, on n'y pense même plus", rétorque une des femmes. "Mais ce n'est pas parce que vous vivez à Villon ou Renoir que pour vous ça doit être normal de payer des charges pour rien ! Il faut le dénoncer", insiste le représentant de la CNL.
"J'ai l'impression qu'à La Courneuve, les gens ont baissé les bras. Avant, ça vivait, ici, y avait plein de choses, des moments de fêtes où on se réunissait tous ensemble", se rappelle une autre jeune femme. C'était une super belle ville, mais y a plus rien. On est trop les uns sur les autres, et là ils vont encore détruire des jardins pour faire des immeubles ! Les bâtiments sont déjà tellement côte à côte que ça résonne, et du sixième étage, t'entends très bien le rez-de-chaussée. Du coup, les gens rentrent du boulot, ils sont déjà à cran, mais avec le bruit, ils ne supportent plus !" raconte-t-elle. "On est plus nombreux, mais ça manque de commerce. Y a même pas de bureau de tabac. Et au lieu de nous mettre un 'Carrefour market', ils nous mettent un DIA [magasin discount]. Pourquoi ? Parce qu'ils se disent que tous les gens sont pauvres ici, et qu'on peut acheter que ça, mais c'est pas vrai. Moi je voudrais faire mes courses et avoir plein de choix, comme tout le monde", s'indigne-t-elle.
Et pendant encore une heure, elles décriront leur quotidien par petites touches, se confiant de plus en plus à cet homme qui, pour une fois, les écoute, prend des notes, et les encouragent à tout déballer, en leur disant qu'elles ont raison de s'indigner. Tout ne concerne pas les logements et le bailleur. "Mais je suis habitué, confie Antoine Wohlgroth, ce type de choses ressort toujours en réunion". Dans les récits de ses femmes, de tous âges et de toutes origines, résonne une sorte d'accoutumance au manque de considération, au mépris, à l'irrespect, de la part des administrations, des bailleurs, des autorités. Et la perte de ce sens collectif qui permettait par exemple aux locataires du quartier de manifester ensemble contre la hausse des loyers et la dégradation des logements, à la fin des années 70. L'homme de la CNL leur dit que ces informations-là vont remonter, que la situation peut changer. Elles sont un peu incrédules. Mais lui laissent le bénéfice du doute. On désigne un bureau, une présidente, une secrétaire. L'amicale est créée.
A.L: le monde