Dérangé que je suis Ali Zamir Le Tripode, 190 pages, 17 euros. Dans un roman à l’invention verbale irrésistible, Ali Zamir prend pou...
Dérangé que je suis Ali Zamir Le Tripode, 190 pages, 17 euros.
Dans un roman à l’invention verbale irrésistible, Ali Zamir prend pour héros un pauvre homme à l’esprit secoué qui n’a pas la langue dans sa poche, même trouée.
Pour camper une situation bouffonne, l’écrivain comorien Ali Zamir déverse des mots à l’incorrection voulue assortis de formules précieuses sur autant de registres sciemment boiteux. Le personnage principal de son troisième roman a pour surnom « Dérangé que je suis ». C’est un pauvre type avec une araignée au plafond. Le récit, mené via son esprit secoué, épouse sa langue, à base d’un français réinventé, tordu à dessein, semé de néologismes en pagaille et de quelques cuirs savoureux.
N’est-ce pas pour dire que mieux vaut en rire plutôt que d’en pleurer ? Quasi moribond au début, il se présente au lecteur comme « une plaie saignante offerte aux mouches du présent ». Il conte ce qui l’a mis dans ce piètre état, jeté à moitié mort dans un container en bordure du port de Mutsamudu (capitale d’Anjouan).
On est d’emblée saisi par le discours de ce souffre-douleur. Dans le quartier pauvre de cette île de l’archipel des Comores, Dérangé que je suis croupit non loin des quais où sa dégaine fait rire. Affublé de loques grotesques, une pour chaque jour de la semaine avec, inscrit dessus, le jour en question.
C’est un docker. Dans cette histoire burlesque en diable, chaque docker possède un chariot avec un surnom d’athlète. Celui de Dérangé que je suis se nomme « CaRleWis ». Un autre s’appelle « Usain Bolt ». Entre dockers sévit une concurrence féroce. La chasse aux clients débute à l’arrivée de chaque bateau en provenance d’autres îles, Madagascar en tête.
Un jour, Dérangé que je suis muni de son gagne-pain à roulettes fait la connaissance de trois dockers inséparables, les Pipipis : Pirate, leur chef babillard, Pistolet, l’agité, et Pitié, le plus crasseux.
Les trois lascars braillent comme des pies à coups de « Klaxon à commande orale » pour qu’on leur cède le passage. Lorsqu’un client, un grossiste, hèle Dérangé que je suis pour l’aider à transporter un monceau de fardeaux, les Pipipis s’intercalent et ce ne sont plus que des tombereaux d’injures entre eux pour rafler la mise.
Un mélange de réel et de fiction détonnant
Parfois, dans la bouche de ces gens de peu surgit un langage châtié. C’est donc avec un malin plaisir que l’auteur brouille sans fin les cartes des classes sociales.
L’énorme accumulation de mots issus de l’argot voisine avec des vocables plus recherchés. Il est question, entre autres, d’un concours de chariots qui consiste à parcourir trois fois le pourtour du centre-ville pour empocher la mise du grossiste.
Il y a aussi que la femme du commerçant, faite au moule (« elle était à peindre »), provoque chez Dérangé que je suis, puceau éternel, une érection infernale très difficile à dissimuler (« Je ne faisais que remuer doucement mon derrière comme si j’étais mobilisé par un gros pet », dit-il.
Conclusion : « c’était juste une histoire d’apprivoisement, comme un conflit parental »). Il appartient au lecteur avisé de déceler, dans cette fable à la verve irrésistible, l’arrière-plan de misère noire sur quoi s’inscrit l’histoire de Dérangé que je suis.
Muriel Steinmetz ©L’Humanité
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