« Niveau CM2 » : l’imam qui recadre les prédicateurs du Web

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Depuis un an, Mohamed Bajrafil, 36 ans, imam de la mosquée d'Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne), est de plus en plus visible dans les médias...

Depuis un an, Mohamed Bajrafil, 36 ans, imam de la mosquée d'Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne), est de plus en plus visible dans les médias traditionnels – France 2, RFI ou encore L'Obs, pour ne citer qu'eux. Sur YouTube aussi. Il n'y cartonne pas encore, mais sa chaîne est régulièrement alimentée.


La première vidéo de lui que j'ai regardée en entier est datée de décembre 2014. Un genre de coup de pression. L'objet de son courroux ? Le débat qui agite une frange de musulmans pratiquants, à savoir : « La musique est-elle licite ou pas en islam ? »


Durant sept minutes, il s'insurge contre des moralisateurs pas formés théologiquement, champions de l'austérité, de l'excommunication et de la fatwa futile.

Quand on s'est rencontrés, il m'a glissé :


« Discuter de musique n'est pas du tout un problème. C'est d'en faire un débat interminable qui l'est, à l'heure où l'on parle de conquêtes de galaxies. »

« Vous êtes mal informée, Madame »


Pour cerner les contours du personnage, on peut aussi évoquer son passage sur le plateau de France 24 il y a quelques mois. Mohamed Bajrafil a fait bégayer une présentatrice en répétant l'un de ses grands credos :


« La France applique plus la charia que les pays musulmans. »

Quand cette dernière a contesté – « On ne lapide pas en France » –, il l'a coupée :


« Vous êtes mal informée, Madame. »

Puis il a déroulé son raisonnement, improvisant un mini-cours magistral. La charia, ce sont des choses simples et universelles, comme « croire ou ne pas croire ». La lapidation ? C'est tout autre chose. « Un point de jurisprudence sur 1 200 000 questions de droit musulman », mal expliqué et sur lequel d'aucuns s'attardent à dessein pour stigmatiser une communauté.

Et il a continué, sur le même ton professoral.


« J'ai écrit un livre en sixième »


Mohamed Bajrafil est né aux Comores en 1978. Marié, père de quatre enfants. Il est docteur en linguistique, chargé de cours à l'université de Paris-XII et diplômé en théologie. Bajrafil, son deuxième prénom, est devenu son « nom de scène ». De prédicateur.

A notre rendez-vous, il a débarqué avec un manteau en cuir un poil à l'ancienne, un jean très simple et des chaussures de ville. Discret, donc. Notre premier échange, pas loin de sa maison d'édition :



« J'écris depuis toujours. Je me souviens avoir écrit un livre en sixième.
– En sixième année de fac ?
– Non, en sixième, au collège. Je le garde encore chez moi. C'était un livre à consonance politique. Je le reprendrai un jour. »

A l'âge de 16 ans, il dit avoir longuement écrit sur le wahhabisme. Des étudiants comoriens revenus d'Arabie saoudite tentaient de greffer un courant de pensée rigoriste à des populations majoritairement de tendance soufie. Violent et incohérent, dit-il, parce que « l'islam n'impose pas et n'exclut pas ».

Dans un autre registre, il gratte aussi des poèmes, postés à l'occasion sur sa page Facebook.

« La réforme de l'islam » et « l'idiot fini »


En mars, il cosigne une tribune publiée sur le Huffington Post avec Adnan Ibrahim (imam palestinien et professeur de philosophie à Vienne) et Felix Marquardt (cofondateur de la fondation al-Kawakibi, qui œuvre pour « une refondation de la pensée islamique »), intitulée « Faire le ménage » :


« La triste vérité est que nombre d'entre nous semblent plus indignés par des caricatures publiées dans un journal que par l'insupportable caricature de notre religion des groupes armés comme Daesh et Boko Haram.
Fort heureusement, un nombre croissant de musulmans sont conscients du problème et appellent à une réforme de l'islam. Mais qu'entend-on exactement par ce terme ? Une rénovation de la pensée islamique, un nouvel élan de réinterprétation (ijtihâd) des textes sacrés sont bien sûr devenus condition sine qua non de la survie d'un islam éclairé. »

Sur les réseaux sociaux, Mohamed Bajrafil est pris à partie par certains de ses coreligionnaires qui trouvent la démarche maladroite et intrépide, lancée sans concertation. Ils l'interprètent comme une tentative de toucher aux textes sacrés et comme une campagne marketing. Lui reprochent de ne pas accepter la critique.

Mohamed Bajrafil se défend de vouloir travestir la religion et met en avant la tradition prophétique : à chaque époque ses réflexions et ses relectures. « Celui qui ne l'entend pas est un idiot fini », qui aurait donc loupé une partie du message.

Sur l'expression « Islam de France », il dit :


« Ça ne veut pas dire travestir la religion, mais l'asseoir définitivement dans le paysage français. »



Finkielkraut et la bouteille d'alcool


Les débats s'enflamment quand la fondation al-Kawakibi invite Alain Finkielkraut à débattre. Un média communautaire très conservateur se penche alors sur les profils « des réformateurs » et de ceux qui gravitent autour de l'initiative.

Felix Marquardt ? Un converti bling-bling pas légitime. Ghaleb Bencheikh ? Un imam qui conseille aux musulmans l'achat d'un ordinateur avec l'argent du mouton de l'aïd. Omero Marongiu ? Un sociologue proche des mouvements gays.

Viennent aussi des insultes plus acerbes et surtout, les menaces sérieuses, dont celles de l'Etat islamique autoproclamé. L'imam d'Ivry-sur-Seine se retire de la fondation :


« Les conditions sécuritaires n'étaient pas bonnes. »

Dans une vidéo postée sur son compte Facebook, il dira qu'il n'aspire à se fâcher avec personne. Mais me martèle qu'il maintient tous ses propos. Que les critiques se sont concentrées sur les à-côtés, en l'occurrence la présence de Finkielkraut – dont il souhaitait publiquement démonter « les propos fallacieux » – et celle d'une bouteille d'alcool sur une table. Jamais sur le fond.

L'obsession du CV


Le 24 septembre, il sortira son premier bouquin, « Islam de France, l'an I »(éditions Plein Jour), sous-titré « Il est temps d'entrer dans le XXIe siècle ». Un livre à visée pédagogique. Une expérience déjà tentée par d'autres, mais lui estime pouvoir apporter quelque chose de plus.

A voir. De toute façon, il saura quoi dire pour le défendre.

Car il est intelligent et bon orateur. De longues diatribes, parfois très offensives, toujours claires, argumentées et ponctuées de proverbes, de citations de grands écrivains ou de maximes religieuses ou poétiques en arabe, qu'il traduit instantanément.


L'arabe, pour la légitimité. Chez lui, le CV est une obsession. Sur les réseaux sociaux, il le rappelle à ses détracteurs. Quand certains d'entre eux vont trop loin dans la critique, il lui arrive de leur demander leurs références. Les bouquins qu'ils ont lus.

D'ailleurs, il estime qu'il ne devrait même pas leur répondre :


« Donc moi, j'obtiens un doctorat et étudie les sciences religieuses depuis mon enfance et je devrais débattre avec quelqu'un qui a un niveau de CM2 ? Ce n'est pas sérieux, on ne part pas des mêmes paradigmes. On débat pour s'enrichir. »

« Ce n'est pas comme ça, mon grand »


Quand on aborde le cas de prédicateurs ultra-conservateurs à la mode sur YouTube, il prédit leur fin dans dix ans au plus. « Leurs positions ne sont pas tenables, ils seront rattrapés par la réalité, vous verrez. »


« Je suis contre "le prêt-à-avaler". L'islam nous enseigne plusieurs fondamentaux, dont le droit de douter. »

La différence entre lui et eux ? En substance, il explique que c'est son insistance sur la primauté de la réflexion, du libre-arbitre et bien sûr, son parcours :


« Certains dont les vidéos YouTube dépassent un million [de vues, ndlr] passent six mois dans un pays pour étudier l'arabe, sans formation théologique ni juridique sur le droit musulman, et tirent leur légitimité de leur tchatche et de leur accoutrement. Ce n'est pas comme ça, mon grand ! Demandez-leur quels sont leurs diplômes !

A côté de cela, des savants reconnus, quel que soit leur courant de pensée, qui ont étudié la religion pendant 30-40 ans, passent pour des ringards. Le problème n'est pas tant ceux qui sont dans cette posture, mais ceux qui les écoutent. C'est ça qui ne tourne pas rond chez les musulmans. »

La formation des imams ? « Un faux débat »


Sur la formation des imams, il est sur la même ligne que le sociologue Raphaël Liogier. « Un faux débat ». Les jeunes séduits à l'idée de combattre et de mourir au Moyen-Orient se moquent du contenu des prêches du vendredi :


« Ils nous considèrent au mieux comme des marionnettes, au pire comme des non-musulmans. C'est mon cas, mais c'est aussi celui de l'imam de Brest dont vous avez parlé [nous avons évoqué ensemble son portrait que Rue89 avait publié l'an dernier, ndlr]. »

Ce dernier est salafiste (quiétiste). Malgré sa lecture littéraliste du Coran, une frange d'ultra-radicaux le jugent effectivement compromis et trop « light ». Oui, c'est compliqué.

Il enchaîne avec Amedy Coulibaly, l'auteur de la tuerie de janvier dernier porte de Vincennes, à Paris :


« Il a passé plus de quinze ans de sa vie en prison. C'est la société dans sa globalité qui doit assumer ses responsabilités. Qu'ai-je à voir avec une personne comme ça ? Ça ne veut pas dire pour autant qu'il n'y a pas de problème dans la formation des imams, mais on déplace le curseur. La solution est à chercher du côté du savoir et de l'éducation. »

Sur les « 90% de jeunes qui se radicalisent sur Internet », statistique avancée par Bernard Cazeneuve, il dénonce des chiffres invérifiables et une grosse erreur de diagnostic :


« C'est une façon pour l'Etat et la société en général de nier qu'il y a quelque chose en eux qui ne marche pas. Les sociétés accouchent des démons qui leur ressemblent.
Si on s'intéresse au profil de ces pseudos-radicaux, on découvre une réalité plus complexe. Pour la plupart, ils ont fait les 400 coups, possèdent un casier judiciaire rempli et finissent dans la religion comme moyen d'expression, plus que par conviction. Ils n'ont pas baigné dans un environnement religieux. »

Le client parfait


D'où son appel à distinguer « islam universel et humaniste » et « islam identitaire », celui dont on se sert pour régler ses comptes avec la société, en adoptant certaines postures – vestimentaires ou rhétoriques –, plus pour des raisons sociales que religieuses :


« En te distinguant, tu te fais remarquer. Je vois ça comme un appel du pied envers un pays dans lequel beaucoup sont nés, mais dans lequel ils ne se sentent pas considérés. Pourtant, on ne peut pas se servir de l'islam pour s'opposer aux autres. »

Il a « des disciples ». Des élèves, à qui il prodigue des cours de religion et qui l'ont convaincu de faire des vidéos et d'investir les réseaux sociaux dit-il, sur le ton « je me moque éperdument d'être célèbre moi ».

Que l'on croie ou pas en la modestie de sa démarche, celle-ci répond à un besoin réel : entre le passif Hassan Chalghoumi et le désormais moins visible Tariq Ramadan, il y a de la place.

D'autant que Mohamed Bajrafil tombe au moment où de plus en plus de musulmans réclament des profils moins caricaturaux dans les médias. Pas d'anti-salafisme primaire, bien qu'il s'y oppose idéologiquement, pas d'auto-flagellation à outrance, un peu sanguin et diplômé : en somme, le profil parfait.

Bonus, il est jeune, trentenaire, quand Dalil Boubakeur (recteur de la mosquée de Paris), l'un des chouchous historiques des journalistes mais jugé déconnecté par de nombreux musulmans, en a 74.

Twitter, un outil religieusement adapté


En général, ce sont ses élèves qui s'occupent de sa communication sur les réseaux sociaux, même s'il lui arrive de tweeter lui-même.

Je lui ai demandé quelle était la plus-value pour un religieux de parler d'un sujet aussi clivant que l'islam en 140 signes. Et il a sorti le grand jeu :


« Le meilleur des propos est celui qui est court, mais riche de sens. Prenez l'exemple du Coran. 300 versets à portée juridique, infiniment décuplés parce que confrontés à une myriade de cas. Un nombre fini de textes qu'il faut pouvoir appliquer sur un nombre infini de cas. »

Habile.

Dans sa mosquée, l'un de ses derniers prêches portait sur le sort des réfugiés :

« Pourquoi les mosquées ne bougent-elles pas ? Et pourquoi les églises appellent-elles à accueillir des réfugiés et nous, nous tardons ? Des initiatives se sont mises en marche, mais c'est tard. Peut-être qu'on estime qu'on n'est pas encore assez chez nous, je n'en sais rien. »

Par Ramses Kefi (Journaliste).Par rue89 Nouvel Obs
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