Ibrahim Aboubacar : «Les aventuriers du 19e siècle étaient plus entreprenants que les politiciens d’aujourd’hui»

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Député socialiste de la 2ème circonscription de Mayotte, élu en 2012, Ibrahim Aboubacar estime qu'il manque une réelle volonté politi...


Député socialiste de la 2ème circonscription de Mayotte, élu en 2012, Ibrahim Aboubacar estime qu'il manque une réelle volonté politique qui fasse de ce département français, un département à part entière. Alors que François Hollande se rend en visite sur l'île fin juillet, il répond aux questions de La Vie.


Mayotte est devenu département français il y a trois ans. Qu’est-ce que cela change dans la vie de cette île ?

La départementalisation de Mayotte est un long processus qui a commencé en 1987. Progressivement, la législation applicable dans notre île a été rapprochée du droit commun, notamment dans le domaine fiscal. Mayotte est aujourd'hui un département à construire. Sur le volet éducatif, malgré des différences importantes en termes de niveau scolaire entre Mayotte et la métropole, les progrès sont continus : le nombre d’établissements construits est en hausse et le nombre d’enfants que nous scolarisons ne cesse d'augmenter. Mais il manque encore 400 à 500 classes. Le centre universitaire lancé il y a deux ans n’a pas encore le statut d'université.

Quasi inexistante jusqu'en 1953, la scolarisation n'a-t-elle pas pris beaucoup de retard ?

En 1975, il n'y avait que 20 % des enfants scolarisés. L'école n'a été rendue obligatoire qu'en 1988. L'enseignement scolaire se heurte à la non francophonie d'une majorité des familles où l'on parle à 70 % le shimaoré et à 22 % le bushi. Il faut aussi noter la faiblesse des résultats scolaires. 73 % des jeunes ont des difficultés de lecture contre 10 % au niveau national. La moitié des jeunes quittent le système scolaire sans aucune qualification. Et comme il manque plusieurs centaines de classes dans le primaire comme dans le secondaire, les établissements sont complètement saturés. La qualité de l'enseignement laisse parfois à désirer. Une partie des instituteurs, dont le nombre est plus qu'insuffisant, n'ont pas de formation et maîtrisent mal le français. Tous les jeunes en sont conscients : l'école est leur seule planche de salut. Mais ne leur garantit pas pour autant un avenir.

Pouvez-vous nous raconter ce qu’il se passait quand vous étiez en classe de sixième dans les années 1975-1976 ?

À l’époque nous avions ce qu’on appelle le concours d’entrée en sixième. Dans ma génération nous étions 26 admis en sixième normale puisque nous avions aussi une sixième d’accueil, qui était une classe de rattrapage comprenant une centaine d’élève pour une remise à niveau. Nous avons été 26 admis sur 2 500 enfants. Quand on voit qu’aujourd’hui presque tous les élèves entrent au collège par la voie normale, on réalise le saut qui a été fait dans cette scolarisation massive. Mais ce que nous avons obtenu sur le plan quantitatif, nous devons maintenant le réussir sur le plan qualitatif. Nous l'avons dit : le niveau d'enseignement général n'est pas bon, les professeurs ne sont pas toujours bien formés. Des efforts ont été réalisés dans les instructions de base comme le français, la littérature, les mathématiques, mais il faut encore parachever cette construction en faisant aussi l’effort sur les autres aspects de l’éducation, sportifs, artistiques, linguistiques etc. La première école maternelle, l'école Louis Le Pensec, n'a été ouverte qu'en 1991. Actuellement nous scolarisons à 95% les enfants de 4 ans et à 60% les enfants de trois ans.

Qu'en est-il en terme de santé publique ?

Mayotte est un véritable désert médical. Quand vous prenez des départements ruraux comme la Lozère qui sont en position difficile en termes d’offre de soins, nos indicateurs sont bien en dessous tant dans le secteur public que dans la médecine privée. Nous avons 80 médecins pour 100 000 habitants. Notre territoire n'est pas suffisamment attractif : problèmes de sécurité, niveau d’éducation potentiel des enfants, risques sanitaires. Notre dispositif de santé s’est pourtant beaucoup amélioré. Ces vingt dernières années, il a permis d’éradiquer des maladies comme le choléra, la lèpre ou le paludisme, ce qui a entrainé l'élévation du niveau de vie de la population, la baisse du taux de mortalité et notamment la mortalité infantile. Mais y a encore beaucoup de progrès à faire pour parvenir à un système de soins digne de notre République. En attendant, ce système apparaît comme un véritable eldorado du point de vue des îles voisines. Beaucoup de femmes comoriennes viennent accoucher chez nous. C'est la raison pour laquelle la maternité de Mamoudzou est la plus grande de France. Elle enregistre 4 500 naissances par an, un record absolu.

Vous êtes lucide sur les constats de ce qui manque ici, quel est votre état d’esprit ? Êtes-vous optimiste pour l'avenir ?

Je suis surtout combatif. Nous avons créé un groupe de réflexion juridique consacré à la départementalisation. Il y a des progrès à faire avec le code du travail, celui de la sécurité sociale et de la santé publique. Ces deux domaines sont à parachever et c’est un combat de tous les jours. Beaucoup d’ordonnances sont dans les tuyaux. Nous sommes dans ce paradoxe où quand nous sommes à Mayotte, confrontés aux besoins de la population, nous estimons que ça ne va pas assez vite, mais en métropole certains peuvent être tentés de considérer que ça va trop vite. Je suis conscient du chemin qui reste à parcourir et de la nécessité de mobiliser l’ensemble de ces outils, y compris les outils européens, pour accélérer le rythme du rattrapage de nos retards.

Pensez-vous que Mayotte doit suivre l’exemple de La Réunion, devenu département en 1948 ?

Il s’agit d’éviter l’assistanat généralisé. C’est-à-dire faire en sorte que le développement économique ne soit par mis de côté par rapport au développement social. Il faut éviter de construire un département artificiel qui vivrait uniquement de subventions de l'Etat. La Réunion a commencé son développement en 1946 dans un tout autre contexte. Aujourd'hui, nous sommes obligés d'aller plus vite et de passer par des chemins de traverse pour la simple raison que la migration de la population de Mayotte vers le département de La Réunion commence à poser problème.

Comment se fait-il qu'il n'y ait aucun logement social à Mayotte ?

De fait, nous n'avons pas de parc de logement social sur le territoire. Quand quelqu’un veut un logement, quel que soit son niveau de vie, un jeune couple qui vient de se marier, un jeune travailleur ou une personne qui veut refaire sa vie, il n’est pas possible pour elle de s’inscrire quelque part puisqu'il n'y a aucune offre. La politique du logement à Mayotte a consisté, à partir des années 1980, quasi exclusivement en une politique d’accession à la propriété pour éradiquer les maisons qui étaient en mauvais état. Jusqu'à présent, le fait de louer son logement n'entrait pas dans la culture locale. Il faut prendre le temps d'expliquer à nos concitoyens que l’accès à la propriété est dépassé, parce que le foncier est devenu rare et que nous sommes obligés d’envisager le logement locatif pour une partie de la population qui n’a plus le moyens de construire son logement. Quand on construit 100 à 200 logements par an alors que les besoin sont de 1 500 à 2 000 logements, on voit bien l’écart. C'est un travail de longue haleine. Le taux d'insalubrité est estimé à 33,5%. Il tient aujourd’hui surtout à un nouveau phénomène qui est apparu parallèlement au tissu urbain traditionnel du territoire. La constitution de bidonvilles à la périphérie des villages. Ces zones insalubres se sont beaucoup développées ces quinze dernières années, notamment à cause de l’immigration clandestine. C’est un grand souci sur notre territoire.

De fait, ce développement que vous appelez de vos vœux attire une forte immigration des Comores voisines ou d’Afrique. Faut-il craindre un revers de la médaille ?

Comment, en développant Mayotte, ne pas déstabiliser les sociétés alentours. C’est compliqué, cela crée des frustrations. Il suffit de comparer notre PIB de 6 000 euros par habitant à celui de Madagascar ou des Comores qui est de 600 euros pour comprendre l'ampleur du phénomène. Notre territoire ne peut qu'attirer les populations voisines. Cette immigration massive s’est accélérée à partir de 1997, au moment des évènements d’Anjouan qui ont contribué à déstabiliser politiquement nos voisins. Située à 70 kilomètres de nos côtes, l'île d'Anjouan est aujourd'hui la porte d’entrée d’un phénomène migratoire qui touche la quasi-totalité du continent africain. Mayotte est devenu le Lampedusa de l'Océan indien. Ici, le taux de personnes en situation irrégulière est de 30%, et le taux d’étrangers est de 40 %, alors qu'il n'est respectivement que de 1 % et 8 % en métropole. La situation est intenable. Dans ce contexte, je n'accepte pas que l'on puisse venir nous donner des leçons de morale. Face à l'afflux des réfugiés, nous avons surtout besoin d'aide.

Vous avez dit qu’il n’y avait pas de progrès social sans développement économique. Quelles sont ces perspectives de développement ?


Mayotte pourrait devenir un formidable laboratoire dans le domaine des énergies renouvelables, avec le soleil et le vent dont nous disposons à volonté. Mais il manque une réelle volonté politique du côté de l'Etat. Il y a aussi de nombreuses perspectives dans l’agriculture ainsi que dans l'aquaculture pour laquelle on gagnerait à avoir une politique publique plus offensive en matière d’accompagnement et d’installation des entreprises. Nous bénéficions d'un écosystème maritime d'excellente qualité. Le poisson d’aquaculture grandit ici deux à trois fois plus vite qu’à La Réunion. Les aventuriers du 19e siècle étaient bien plus entreprenants que nos politiciens actuels. A cette époque, les colons prenaient davantage de risques et se posaient moins de questions. Ils plantaient des dizaines d’hectares de canne à sucre et de vanille, cultures aujourd'hui marginales. Plus généralement, on peine à attirer quelques entreprises qui prendraient le risque de venir développer Mayotte dans tous les domaines, notamment dans celui du tourisme, où nous avons une grande marge de progression.
Propos recueillis par Laurent Grzybowski 
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