Cet article se propose d’examiner quelques aspects de la pratique sexuelle aux Comores, pays dont le poids de la religion musulmane res...
Cet article se propose d’examiner quelques aspects de la pratique
sexuelle aux Comores, pays dont le poids de la religion musulmane reste
très fort, malgré la relative libéralisation des mœurs des cinquante
dernières années.
Ces notes, préparées pour une communication, ne prétendent pas épuiser la vaste question de la sexualité dans la société comorienne. Il y faudrait une étude autrement vaste, et une description un peu complète des faits devrait prendre en compte les situations parfois assez différentes selon les positions dans la hiérarchie sociale (les villes et les campagnes, les groupes statutaires ancestraux), selon l’ampleur et la profondeur des contacts avec l’étranger (l’effet en retour des migrations à Madagascar, en Afrique de l’Est, en Europe, les voyages dans le monde arabe), selon les régions (les quatre îles qui constituent l’archipel), et, bien sûr, selon les générations (l’éducation sexuelle transmise par une génération peut différer sensiblement de celle que cette même génération avait reçue dans sa jeunesse). Les notes présentées ici, appuyées sur mes observations personnelles, sont valables surtout pour l’île d’Anjouan, et on verra que j’identifie un changement important dans les comportements vers la fin des années 1960.
Une
chose cependant reste permanente dans la vie comorienne : c’est
l’influence fondamentale qu’exerce la religion — l’islam — sur
l’éducation, et sur la formation de l’identité vécue du Comorien.
L’initiation à la religion
L’islam est apparu dans l’archipel des Comores depuis plus d’un millénaire. Une tradition comorienne veut même que ce soit dès le temps du Prophète. Elle conte que des hommes comoriens, ayant appris la prophétie de Muḥammad, sont partis des Comores pour le rencontrer. Mais au terme de leur long voyage, ils apprirent que le Messager était déjà mort. C’est à ce voyage qu’est rattachée l’origine de l’institution de l’école coranique, événement fondateur toujours célébré dans la cité de Ntsaweni, à la Grande Comore. L’islam laisse son empreinte dans tous les domaines. Il rythme la vie quotidienne des Comoriens. Ces derniers conçoivent d’ailleurs très mal que l’on puisse être comorien sans être musulman. L’appartenance à la communauté musulmane umma est inscrite chez l’individu dès la naissance où le nouveau-né reçoit dans son oreille droite, de manière chuchotée, l’appel du muezzin (aḏān). Il va ensuite, au fur et à mesure qu’il grandit, franchir plusieurs étapes d’initiation et de pratique de l’islam.
C’est à l’école coranique que l’enfant comorien, dès l’âge de trois ans, va entamer ses premiers pas dans l’apprentissage de l’islam. Muni de sa planchette (ɓao ou wao) et son encrier, il va s’initier à l’écriture arabe et commencer à mémoriser des textes coraniques. Dans une deuxième étape, il utilise un livret appelé shikurasa ou kurwasa, composé d’un abécédaire de l’arabe et des 30 dernières sourates du Coran qui sont parmi les plus courtes et faciles à retenir. L’enfant, du moins le garçon, va accompagner son père à la mosquée et l’imiter pendant la prière. Cette phase va durer jusqu’à l’âge de cinq ou six ans où l’enfant va entrer à l’école publique « française » et laïque.
Pendant
qu’il fréquente l’école publique, le jeune Comorien va s’initier,
auprès d’un maître, aux principes de base et les règles pratiques de la
religion musulmane, en se servant d’un premier livret appelé ɓaɓu puis d’un deuxième livret connu sous le nom de safīnat al-najah.
Le garçon va ainsi recevoir un enseignement sur les cinq piliers de
l’islam : la profession de foi en Allah et en son prophète Muḥammad (šahādat), les cinq prières quotidiennes obligatoires (ṣalāt), l’aumône légale (zakāt), le jeûne du ramadan (ṣawm) et le pèlerinage à la Mecque (ḥajj)
si les moyens le permettent. Cet enseignement, qui a lieu souvent à la
mosquée pour les garçons, peut durer jusqu’à la fin de l’adolescence.
Quelques-uns poursuivront leurs études islamiques au-delà de
l’adolescence et atteindront des niveaux de connaissances plus élevés,
jusqu’à devenir, parfois, des érudits.
La séparation des sexes
Alors
qu’à l’école coranique des petits, la mixité garçons filles est admise,
la séparation des sexes va s’opérer à l’approche de la puberté. Garçons
et filles ne fréquentent plus les mêmes « écoles » religieuses. Ils
reçoivent, chacun de leur côté, leur première éducation sexuelle, avec
ses obligations et ses interdictions, car il faut préparer les jeunes à
être de bons musulmans, avec une vie sexuelle épanouie. L’islam
considère en effet la sexualité ou l’amour comme un des éléments
essentiels de la vie spirituelle, mais on ne conçoit pas de relations
sexuelles sans mariage. Le Coran (sourate 23, versets 1-7, trad.
Hamidullah) le dit clairement :
Oui, ils sont gagnants, les croyants,
ceux qui sont dévoués, dans leur Office,
et qui se détournent de la vanité,
et sont des pratiquants de l’impôt,
et qui réservent leurs sexes, ―
sauf pour leurs épouses ou pour leurs esclaves, que leurs mains possèdent, car là vraiment ils sont hors de blâme,
alors que ceux qui cherchent outre, ce sont eux les transgresseurs… …
ou, selon
une autre traduction (trad. Pesle & Ahmed Tidjani) — car la
traduction importe ici beaucoup, pour le lecteur qui ne peut avoir accès
direct au texte — :
Heureux les croyants,
qui prient avec humilité,
qui dédaignent les futilités,
qui paient la dîme,
qui ont une discipline sexuelle,
qui n’approchent que leurs épouses ou leurs esclaves, comme cela est permis,
― mais qui ne désirent pas d’autres femmes, car cela est coupable … …
Un
autre verset dit : « [Les femmes] sont un vêtement pour vous et vous
êtes un vêtement pour elles… … Fréquentez-les donc, maintenant, et
cherchez ce que Dieu a prescrit en votre faveur… … » (2, 187, trad.
Hamidullah ; le « maintenant » se rapporte aux nuits du mois de jeûne du
ramadan).
8Nous
voyons ainsi que toute relation sexuelle doit se réaliser dans un cadre
légal, d’où la nécessité de séparer les hommes des femmes pour éviter
toute tentation qui risquerait de sortir de ce cadre.
Le mariage est un acte religieux
Les
exégètes remarquent tous que, dans l’islam, l’exercice de la sexualité
est défini comme fondamentalement bon. Bouhdiba parle de la « majesté infinie » que revêt « l’exercice coranique de la sexualité »
(1975 : 23). L’amour est un acte voulu par Allah pour la procréation et
pour la jouissance du croyant. C’est aussi une bénédiction divine. Il
se traduit par la promesse faite, à maintes reprises, aux personnes
pieuses d’entrer au paradis et d’avoir « un séjour sûr parmi les jardins avec des sources » (44, 51-52) et « pour épouses des houris aux grands yeux » (44, 54, trad. Hamidullah) ou « pour épouses des vierges au teint immaculé, aux grands yeux » (trad. Pesle & Tidjani).
Comme
acte religieux, les relations sexuelles sont codifiées. Elles doivent
respecter un certain nombre de règles. Il y a lieu ainsi de considérer
ce qui est permis ou licite (ḥalāl) de ce qui ne l’est pas ou illicite (ḥarām).
L’union licite ou nikāh
Le mariage doit se contracter par le nikāh, mariage légal public. C’est seulement dans ces conditions que les rapports sexuels sont licites. Il est recommandé à tout musulman, en âge de se marier, comme l’atteste ce verset du Coran : « Mariez les célibataires, ainsi que vos serviteurs vertueux des deux sexes. Que leur pauvreté ne soit pas un obstacle, car, par un effet de sa grâce, Dieu peut les enrichir. Dieu est tout puissant et embrasse tout » (24, 32, trad. Pesle & Tidjani).
En
islam, tout mariage suppose au préalable consentement mutuel. Or aux
Comores, du fait de la séparation des sexes, comme dans la plupart des
pays musulmans, ce sont souvent les parents qui arrangent les choses,
sans que les futurs mariés aient pu se rencontrer pour pouvoir décider.
Le divorce ou ţalaq
Et comme dans toute relation humaine, la relation du couple peut réussir ou engendrer des conflits qui peuvent se terminer par la séparation (ṭalaq). La procédure de répudiation est relativement simple. Il suffit souvent pour l’homme qui veut se séparer de sa femme de prononcer, devant deux témoins, la formule : « Je te répudie par un (ou deux) ṭalaq ». L’homme peut revenir sur sa décision et se remarier avec sa femme. Mais après trois ṭalaq, la répudiation est définitive et l’homme n’a plus la possibilité de revenir sur sa décision, avant le remariage légal de son ex-femme avec un autre homme, suivi d’un divorce. Aux Comores, si aucun remariage n’est en vue, l’homme peut chercher parmi ses connaissances un muhalulu, c’est-à-dire une personne, même mariée, qui va s’engager à épouser l’ex-femme de son ami et à divorcer peu après. Naturellement, les choses peuvent se passer comme prévu, mais il arrive aussi que le nouveau couple s’entende parfaitement et décide de rester ensemble. Et notre homme n’a plus qu’à se remarier avec une autre femme ou à rester célibataire, avec les contraintes que cela suppose.
14Pour
le cas des Comores, le divorce est relativement rare, pour la simple
raison que c’est l’homme qui habite chez sa femme. S’il divorce, c’est
lui qui doit quitter la maison conjugale.
La polygamie
L’islam
ne concevant pas l’amour en dehors du mariage légal, il est permis aux
hommes de prendre jusqu’à quatre épouses pour éviter l’adultère et la
fornication (zinā). La raison principale du mariage étant le
coït et la reproduction, la femme est considérée comme un « champ de
labour ». On peut lire dans le Coran : « Vos épouses sont pour vous
un champ : venez donc à votre champ comme vous l’entendez. Mais préparez
pour vous-mêmes et craignez Dieu et sachez que, oui, vous Le
rencontrerez… … »(2, 223, trad. Hamidullah).
La
métaphore du « champ » suppose que le bon musulman est quand même celui
qui sait ou qui cherche à satisfaire pleinement son épouse et qui
arrive à entretenir son « champ ».
Malgré
tout, la polygamie ne peut se faire que sous certaines conditions :
elle n’est permise que si l’homme est en mesure d’être équitable envers
ses différentes épouses et de pouvoir les satisfaire toutes ; c’est ce
qu’enseigne un verset qui donne lieu à bien des discussions (4, 3, trad.
Hamidullah) :
Si vous craignez de n’être pas exacts envers les orphelins, eh bien prenez des épouses, par deux, par trois, par quatre, parmi les femmes qui vous plaisent, — mais si vous craignez de n’être pas justes, alors une seule, ou des esclaves que vos mains possèdent. Cela afin de ne pas vous aggraver la charge de famille.
Le
lien avec les « orphelins » n’a pas toujours paru clair, d’où des
traductions qui interprètent autrement (4, 3, trad. Pesle &
Tidjani) :
Si vous craignez de n’être pas équitable envers les orphelines, épousez deux, trois ou quatre femmes, à votre convenance, parmi les autres. Si vous craignez de ne pas les traiter avec égalité, n’en épousez qu’une ou une captive. C’est pour vous le moyen d’être le plus juste possible.
19Il
reste que la possibilité pour l’homme de prendre plusieurs épouses
reste soumise en droit à la condition, fort exigeante, d’une parfaite
égalité de traitement des coépouses.
Les relations et les pratiques illicites(ḥssarām)
Les actes sexuels illicites, que le Coran réprouve, entrent pour l’essentiel dans deux classes : l’adultère et la fornication (zinā) et l’homosexualité masculine (liwāt).
- 4 Le commentaire de Hamidullah note que ce verset « abroge la loi biblique » contenue dans Deutéronom
L’islam ne fait pas de différence entre adultère et fornication, tous deux inclus dans le terme de zinā. Toute relation sexuelle en dehors du cadre légal du mariage nikāh est considérée comme du zinā. La sanction prévue est sévère : « Administrez cent coups de fouet à l’homme et à la femme de mauvaise vie [le fornicateur et la fornicatrice, dans la traduction Hamidullah].
Ne vous laissez pas apitoyer par eux, car c’est là une prescription de
Dieu. Pas de pitié si vous croyez en lui et au jour dernier. Que ce
châtiment soit exécuté en présence d’un groupe de croyants ! » (4, 3, trad. Pesle & Tidjani)4.
L’homosexualité
masculine, quant à elle, est condamnée comme une perversion, en
relation avec le récit sur « le peuple de Lūṭ » (correspondant au
patriarche biblique Loth) (26, 165, trad. Hamidullah) :
[Loth dit à ses frères :]
‑ Faut-il qu’entre tous les mondes vous alliez aux mâles et laissiez de côté ce que votre Seigneur vous a créé d’épouses ? Non, mais vous êtes gens transgresseurs !
Ils dirent :
‑ Si tu n’arrêtes pas, Loth, tu seras certainement du nombre des expulsés.
Il dit :‑ Quant à votre façon d’agir, oui, je suis de ceux qui la détestent… …
Et, dans le même contexte (ibid.) :
[Rappelle-leur, ô Prophète…]
de même Loth, quand il dit à son peuple :
‑ Vous en venez à la turpitude ? alors que vous voyez clair !
Vraiment ! Vous allez d’appétit, aux hommes, au lieu de femmes ?
Non, mais vous êtes gens à vous rendre ignorants.
Elle
n’est pas fondamentalement distinguée de la pédérastie, définie comme
l’acte sexuel d’un adulte sur un jeune garçon. Par contre, on ne trouve
aucune mention du lesbianisme.
La sexualité et la propreté
Bien que béni par Allah, l’acte sexuel entraîne la souillure (junūb) du corps au sens religieux du terme et par là même l’interdiction de pratiquer la prière (ṣalāt), de faire le ramadan (ṣawm)
et de fréquenter les lieux sacrés. Dès qu’il y a pénétration de la
verge dans le vagin, avec ou sans éjaculation, le corps devient impur.
Il est alors impératif de se purifier en accomplissant un bain rituel ḡusl. On lit dans le Livre (4, 43, trad. Pesle & Tidjani) :
O croyants, ne priez que lorsque vous êtes lucides. Attendez de comprendre ce que vous dites.Si vous êtes impurs lavez-vous, à moins que vous ne soyez en voyage.Si vous êtes malades ou en voyage, si vous venez de satisfaire un besoin ou d’avoir approché une femme, et que vous ne trouviez pas d’eau, avisez de la terre propre et frottez-vous le visage et les mains… …
La pratique sexuelle chez les Comoriens
Cette
introduction à la sexualité musulmane, bien que rapide, montre, en
raison de sa sacralisation poussée à l’extrême, le caractère rigoureux
des conditions imposées à l’acte sexuel chez les musulmans. Mais cette
rigueur précisément fait que l’observation des règles est considérée
comme quasi impossible chez le commun des mortels. Si certains aspects
sont en effet respectés, beaucoup sont contournés ou ignorés.
Pour
le cas des Comores, je vais considérer deux grandes périodes, dont la
charnière se situe autour de l’année 1960. Plus particulièrement dans
l’île d’Anjouan, cette date marque la fin de l’époque où les femmes ne
pouvaient sortir que voilées, où l’on ne pouvait voir le visage de la
femme que dans le strict cadre familial.
Auparavant,
il n’était pas question de parler de mariage d’amour, puisqu’il n’y
avait pas de possibilité de rencontrer les filles. Tous les mariages
étaient arrangés. Comment dans ces conditions s’initier à la sexualité ?
Souvent, à cette époque, les hommes ne
voyaient leur femme pour la première fois que pendant leur mariage et
plus particulièrement le jour de la défloraison (hutsamia). On raconte souvent que certains hommes avaient besoin de l’assistance d’une mwandrazi pour savoir comment s’y prendre.
La pédérastie comme mode d’initiation à la pratique sexuelle
Les hommes non mariés et les adolescents, en dehors de la masturbation,
n’avaient guère d’autres moyens d’assouvir leurs désirs sexuels ou
d’acquérir leurs premières expériences sexuelles que d’adopter les
usages du « peuple de Lūṭ », pourtant si sévèrement réprouvés par le
Livre. La pédérastie (huvura mundru, « tirer la jambe »)
semblait être la panacée. C’était une pratique courante aux Comores.
Presque tous les hommes s’y adonnaient. Tout le monde trouvait cela
normal. C’est du moins ce que l’on en retient aujourd’hui. Il faut en
fait relativiser. La pratique était surtout répandue dans les villes, où
une couche importante de la population revendiquait (et revendique) une
origine arabe, et où on s’efforçait de se conformer à un mode de vie
« arabe ». Par contre, dans les villages de la brousse où la population
était censée d’origine plutôt « africaine », la pédérastie n’était guère
pratiquée. Les jeunes garçons faisaient leurs expériences sexuelles
avec de jeunes filles, en prenant garde toutefois de ne pas les
pénétrer, puisque l’enjeu social fondamental est que la jeune fille
arrive vierge au mariage. Ils faisaient pour cela ce qu’on appelle hugurua (litt. « frotter »), c’est-à-dire des relations sexuelles incomplètes.
Le lien entre la pratique de l’homosexualité
masculine et la bonne société de souche arabe est un thème connu de
longue date dans les récits sur la vie comorienne. Il figurait déjà dans
les accusations que l’administrateur des colonies Charles Poirier avait
recueillies (de manière fort malveillante : il s’agissait de réprimer
ce mouvement religieux encore nouveau qu’étaient alors les confréries
musulmanes) dans son Rapport politique et administratif sur la
province des Comores pour l’année 1918. Dans ces confidences
intéressées, livrées par des informateurs comoriens à l’administrateur
français, les réunions de la confrérie shadhuli sont dénoncées comme
donnant prétexte à des pratiques immorales, « cérémonies désordonnées »,
« accouplement d’hommes entr’eux et de femmes entr’elles » [sur ce
dernier point, on n’a guère de témoignages indépendants : peut-être
l’informateur veut-il en rajouter…], « libations d’alcool », etc. La
liaison est affirmée par les informateurs — ce qui ne veut pas dire
qu’elle était certaine — (Poirier 1919, II, p. 81, cité par Gueunier :
1985, p. 256) :
L’existence des chadeliya [sic, pour shadhiliyya] libertins d’Anjouan a provoqué à Mussamudu [Mutsamudu] la constitution de deux clans, souvent en discussions 1° les ivrognes ou dikristes qui se recrutent en général parmi les el Macela et chez quelques el Madhoua surnommés « el toiriki » — ceux qui suivent la tariqa —, 2° les el Madhoua… …
La pratique pouvait prendre la forme de couples assez stables entre un homme adulte (ɓaɓa ou père) et un jeune garçon (mwana). L’expression hurengamwana
signifie littéralement « prendre un enfant ». Il s’agit d’avoir des
relations régulières avec le même garçon. Il arrivait même parfois que
la mère, souvent veuve ou divorcée, pousse son jeune fils à se trouver
un père, afin de subvenir à des besoins matériels. Il faut dire que le mwana était entretenu par son « père ». Il recevait des habits, des cadeaux et même, parfois, de l’argent de poche.
Cette
pratique n’était pas réservée uniquement aux célibataires. Beaucoup
d’hommes mariés y avaient également recours, afin d’éviter la zinā
ou d’éviter de s’engager dans la polygamie qui est, de toute évidence,
beaucoup plus coûteuse et très contraignante. Une autre raison qu’on
peut avancer, c’est aussi parce qu’ils s’y étaient beaucoup adonnés dans
leur jeunesse et qu’ils n’arrivaient pas à s’en passer.
Les relations
sexuelles entre jeunes garçons étaient tout aussi fréquentes, le plus
âgé jouant le rôle de l’homme et le plus jeune, le rôle de la femme.
Cela ne posait pas de problème pratique, puisque les jeunes, dès l’âge
de 12-13 ans, devaient quitter la maison familiale et construire leur
case (nyumba ya ɓaha, « maison de jeune ») ou ɓanga (« abri ; cabane »), souvent située suffisamment éloigné des regards des parents.
Cela permettait beaucoup de jeux de séduction et de relations
sexuelles. Le ou les jeunes maîtres des lieux en profitaient pour y
attirer plus jeunes qu’eux, en général des garçons de 8-9 ans. On ne
quitte le nyumba ya ɓaha qu’au moment du mariage où l’on va élire domicile dans la maison de son épouse.
Cet
état d’acceptation collective de l’homosexualité masculine n’excluait
pas le refus de certains garçons à se laisser pénétrer. On les traite
alors de wakorofi (« ceux qui refusent d’être commissionnés »).
Il leur arrivait parfois d’être violés, sans aucune possibilité de
s’adresser à une sorte de tribunal des mœurs. Les abus de pouvoir
étaient également monnaie courante, en particulier de la part des
maîtres coraniques ou des instituteurs de l’école publique laïque.
La
réputation des Comoriens sur la pédérastie dépassait largement la
frontière des Comores. Dans la grande île voisine, Madagascar notamment,
les Comoriens étaient surnommés Mavoranjo. Ce terme, dont le
sens profond est sûrement connu par les Malgaches qui ont séjourné dans
nos îles et qui l’introduit dans leur langue, semble ignoré par la
majorité de leurs compatriotes d’aujourd’hui. Dans leur langue, le terme
signifie littéralement « jambe (ranjo) jaune (mavo) ». Pour les connaisseurs, l’étymologie comorienne du mot ne fait aucun doute. Il est formé à partir du terme mavura, « tireurs », qui est le dérivé nominal du verbe huvura, « tirer », et du substantif ndzu, « les fesses » ou le « cul ». Dans le parler comorien de l’île d’Anjouan, pratiquer la pédérastie se dit huvura mundru. On trouve aussi des expressions comme husika ndzu,
« palper des fesses ». Dans le langage sexuel, le fait de palper ou de
toucher les fesses d’un jeune garçon signifie le désir de coucher avec
lui...
Le grand tournant
La fin des années soixante voit la pratique pédérastique entrer en agonie. Brutalement, ce qui semblait tout à fait normal devenait de plus en plus anormal et honteux. Les pédérastes faisaient la risée de tout le monde. On s’en moquait (sous cape). Les habitués, ne pouvant pas abandonner du jour au lendemain leur impulsion, devaient se cacher pour séduire et attirer les jeunes garçons, alors qu’auparavant, l’expression comme Ko nihurume !, « Viens que je te commissionne ! », appel lancé par un adulte à un jeune garçon pour lui signifier qu’il veut coucher avec lui, pouvait se prononcer sans aucune gêne dans les lieux publics.
Comment expliquer cette nouvelle attitude ? Je pense qu’il faut lier
cela avec l’éducation des filles à partir de la fin des années
cinquante. En effet, l’inscription des filles à l’école publique laïque
va entamer la libération progressive des mœurs. Le nombre de filles
inscrites à l’école a fait un bond quantitatif significatif au début des
années soixante. Le contact entre filles et garçons s’est ainsi trouvé
grandement facilité. Les jeunes filles ont commencé à abandonner petit à
petit le voile. Elles gardaient toutefois leur shiromani9,
mais sans se cacher le visage. Les échanges de petits mots ou de
lettres missives, en classe ou dans la cour de récréation, se
multipliaient.
En 1964, ouvrait à Anjouan le premier collège qui réunissait les élèves
venus de tous les coins de l’île. Un nouvel espace de semi-liberté était
né. La mixité filles-garçons était une réalité, même si les parents
essayaient de surveiller ou de s’informer de ce qui s’y passait
La révolution sexuelle n’est apparue qu’avec l’avènement du régime marxiste d’Ali Soilihi en 1975. À partir de 1976, ce régime a combattu avec vigueur et autoritarisme le port des voiles : shiromani et ɓwiɓwi
sont arrachés, déchirés et parfois brûlés. Des jeunes filles sont
enrôlées dans l’armée. Désormais, les jeunes filles pouvaient sortir et
aller où elles voulaient sans demander l’autorisation des parents, avec
toutes les conséquences que ce nouveau comportement pouvait engendrer.
La chute du régime
en 1978 a vu le retour du voile, de manière toutefois symbolique. Il
n’est plus question de se cacher le visage. Plus jamais ne sera comme
avant.
Puisqu’il faut conclure...
La révolution culturelle amorcée à partir des années soixante, avec la multiplication puis la généralisation de l’école publique laïque, a grandement bouleversé les rapports hommes femmes dans les îles Comores. Les relations hétérosexuelles sont devenues plus libres et ont conduit à la quasi-disparition de la pédérastie. Aujourd’hui, les hommes peuvent contempler librement les danses et fêtes des femmes. L’admission des femmes dans les organisations ou institutions politico-administratives favorise les rencontres et les mariages d’amour en lieu et place des mariages imposés.
Toutefois,
le poids religieux demeure dans bien de domaines de la vie sociale. La
vie en couple sans mariage est quasi impossible. D’ailleurs, tout
mariage ne peut être que religieux, sous peine de nullité. La naissance
d’un enfant bâtard reste pour la fille et la famille une infamie, ce qui
conduit à nombre d’avortements en cas de grossesse hors mariage, dans
des conditions parfois dramatiques. Le mariage d’une fille comorienne à
un non-musulman reste très mal perçu et mal accepté par la communauté.
In fine,
les Comores vivent encore, sur le plan sexuel, une expérience
syncrétique dans ce monde devenu global où l’image pénètre aujourd’hui
les coins les plus reculés de nos îles...
Pour citer cet article
Référence papier Mohamed Ahmed-Chamanga, « Quelques notes sur les pratiques sexuelles dans la société comorienne », Études Océan indien, 45 | 2010, 117-131.Référence électronique
Mohamed Ahmed-Chamanga, « Quelques notes sur les pratiques sexuelles dans la société comorienne », Études Océan indien [En ligne], 45 | 2010, document 5, mis en ligne le 17 octobre 2011, consulté le 28 mai 2013. URL : http://oceanindien.revues.org/920 ; DOI : 10.4000/oceanindien.920
Auteur
Mohamed Ahmed-Chamanga