Dans ce texte, également adapté au théâtre, il est question d’un archipel menacé d’effondrement, de l’annexion de Mayotte par la France, ...
Dans ce texte, également adapté au théâtre, il est
question d’un archipel menacé d’effondrement, de l’annexion de Mayotte
par la France, du prolongement de la relation coloniale, des morts du
tristement célèbre Visa Balladur et d’une vingtaine de résolutions de
l’ONU.
C’est un drame dont on parle rarement. Depuis 1995 et
l’instauration du visa Balladur, des milliers de Comoriens ont péri en
mer en tentant de rejoindre Mayotte clandestinement. Une tragédie
organisée, condamnée par l’ONU, mais qui laisse les autorités françaises
de marbre. Soeuf Elbadawi, homme de théâtre comorien, tente à sa
manière de briser le silence.
Rencontre à la bibilothèque Antigone, 22 rue des Violettes, quartier des Eaux Claires, Grenoble, mercredi 3 Avril à 20h.
source : survie.org
Contact: survie38 CHEZ gresille POINT org
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Soeuf Elbadawi : « Nous qui ne sommes rien »
C’est un drame dont on parle rarement. Depuis 1995
et l’instauration du visa Balladur, des milliers de Comoriens ont péri
en mer en tentant de rejoindre Mayotte clandestinement. Une tragédie
organisée, condamnée par l’ONU, mais qui laisse les autorités françaises
de marbre. Soeuf Elbadawi, homme de théâtre comorien, tente à sa
manière de briser le silence. Rencontre.
« Allons noyés de la fratrie / Le jour de deuil
est arrivé / Sur nous souffle un vent de tyrannie / Les requins
sanglants sont levés. » (Soeuf Elbadawi, Un Dhikri pour nos morts, 2012)
Un homme seul sur scène, dans une longue robe blanche, imposant et grave. Il parle avec colère mais sans ostentation, rage rentrée – mots longuement remâchés, polis, façonnés, avant d’enfin être propulsés dans la petite salle parisienne. Parfois, il s’arrête de parler, croise les bras, et une lourde radio posée dans un coin prend le relais : le colonisateur d’hier et d’aujourd’hui prend la parole, explique pourquoi Mayotte est française, restera française. Vieux discours honteux, poussiéreuses rengaines - toujours d’actualité.
L’homme en blanc reprend la parole, accusateur, parle de son peuple à genoux, de son pays qui dépérit, et de tous ceux qui, par milliers, « se noient sous le lagon au crépuscule d’un matin sans brumes ».
Par moments, il baisse la garde, remballe les mots poignards, semble faire retraite – introspectif. Il évoque la doctrine Soufi, les rituels comoriens permettant d’exorciser la mort et de l’affronter moins démuni. Et puis, comme un mantra, la douleur revient, le deuil impossible, celui-là même qui était conté au début de la pièce : « Cette nuit, ils ont annoncé la mort d’un des miens / Mon cousin happé par la vague broyé par les flots / Vorace l’océan s’est rappelé à nous comme à son habitude depuis qu’existe ce mur de haine. »
Pour bien comprendre le poids de cette décision, il faut connaître la situation géographiques des Comores (archipel de quatre îles dont l’une, Mayotte, a été écartée du processus d’indépendance lancé en 1975), le poids d’une histoire partagée qui tissa nombre de liens entre les populations de ces îles, mais aussi la construction coloniale d’une fausse altérité entre leurs populations (Les Comores accédant à l’indépendance tandis que Mayotte restait française)... Bref, il faut se rappeler que le visa Balladur mettait la dernière main à un processus de dépossession séculaire. Et qu’il attaquait dans ses derniers retranchements une communauté déjà déchirée par un colonisateur aux dents longues, installé là depuis le milieu du XIXe siècle et bien décidé à conserver une base stratégique dans l’Océan Indien. Ce refrain connu (le processus colonial) autant que complexe (l’histoire des Comores) n’est pas l’objet de cet article, mais son arrière-fond. Pour en savoir plus, le curieux se tournera vers le très pédagogiques Comores-Mayotte : Une histoire néo-coloniale, de Pierre Caminade (éditions Agone, 20032).
Retour à nos moutons balladuriens. Le décret de janvier 1995 instaurait ce que Pierre Caminade décrit comme « un mur de Berlin aquatique de 70 km [séparant] administrativement les familles depuis 1995 ». D’un côté, les Comores ; de l’autre, Mayotte. Résultat : des dizaines de milliers de personnes se lancent chaque année dans la traversée clandestine de ce bras de mer, souvent dans des embarcations de fortune. Trajet dangereux, meurtrier. Des milliers de personnes ont payé de leur vie cette législation aberrante. Soeuf Elbadawi avance le chiffre de 15 000 morts. Mais refuse de s’y attarder : « les chiffres ne disent pas tout. Qu’est-ce qui doit choquer ? Les chiffres ou cette situation qui perdure dans l’indifférence générale ? » Et de s’interroger sur ces « rivages oubliés du monde » qui ont tant de mal à susciter la révolte, trop lointains, trop abstraits.
Malgré les nombreuses remontrances de l’ONU (plus de vingt rappels à l’ordre concernant la présence française à Mayotte depuis 19763), la question suscite peu de débats hors Comores, encore moins de sentiments de culpabilité. Même chez le principal responsable : « Crois-tu qu’Edouard Balladur est tourmenté par sa conscience ? Je ne le pense pas. »
Sur lui, son parcours d’acteur, son engagement pour un « théâtre de la sincérité », j’en apprendrai davantage en lisant sa fiche Wikipedia qu’au cours de la discussion. Quelques éléments personnels lâchés dans la discussion - « Je joue pour me soigner » - mais jamais déroulés dans leur intégralité. De même, sur Mayotte et les Comores, sur la présence française, j’en apprendrai plus par sa pièce que par l’entretien. Ce jour-là, il souhaite surtout élargir le propos, ne pas répéter encore et encore ce triste processus qui a meurtri l’ « Archipel des lunes » : « Le terme colonialisme me semble épuisé. Il a perdu de sa dynamique. Je lui préfère celui de domination, moins contextuel, parce qu’il touche à l’universalité. Ce n’est pas parce qu’ils sont Comoriens que je parle des morts de Balladur, mais parce que c’est une tragédie humaine. »
Par le passé, Soeuf Elbadawi a vu plusieurs de ses spectacles annulés, notamment par l’Alliance Française de Moroni4, censure qui ne dit pas son nom. S’il joue habituellement avec une troupe, il a dû se résoudre à être seul sur scène pour ce spectacle parisien, logistique trop lourde – notamment en raison des visas nécessaires. Avanies à répétition. Si bien qu’il semble blessé, fatigué de lutter contre cette « forme de schizophrénie qui nait de la relation dite coloniale ». Optimisme en berne : « Je suis persuadé que je ne vivrai pas assez longtemps pour voir des Comores libres. » Ce n’est pas de la résignation, insiste-t-il, simplement un regard objectif. Et de résumer la situation : « Nos blessures sont celles de ceux qui appartiennent au camp des perdants. On m’a dit que c’était perdu dès le départ. Imagine : tu nais dans un pays qui malgré lui est territoire français. Où quatre présidents sont assassinés impunément. Où, à 24 ans, tu apprends que le président est pris en otage par les forces françaises. Pour te dire : j’ai longtemps été voisin avec le mercenaire Bob Denard... Ça ressemble à un mauvais polar. »
Un « mauvais polar » que Soeuf Elbadawi a choisi de traiter de la manière la plus frontale possible, davantage Dashiel Hammett que Frédéric Dard. Les deux pieds dans le plat : « Ma proposition est politique, elle se situe à l’endroit où le discours fait malaise », rappelle-t-il. Blessé, peut être – « L’occupant impose son imaginaire et ses valeurs, ça laisse des plaies, des cicatrices » – mais bien décidé à rendre coup pour coup.
Et c’est sans doute ça qui rend son spectacle et son combat si poignants. « Nous sommes à terre, rongés par le remords de l’inaction », gémit-il au début de Un Dhikri pour nos morts. Lui qui se dit « acculé au mur » ne cède pourtant pas à la tentation de baisser les bras. Il conclut : « Je cherche à abattre un premier sas. »
Un homme seul sur scène, dans une longue robe blanche, imposant et grave. Il parle avec colère mais sans ostentation, rage rentrée – mots longuement remâchés, polis, façonnés, avant d’enfin être propulsés dans la petite salle parisienne. Parfois, il s’arrête de parler, croise les bras, et une lourde radio posée dans un coin prend le relais : le colonisateur d’hier et d’aujourd’hui prend la parole, explique pourquoi Mayotte est française, restera française. Vieux discours honteux, poussiéreuses rengaines - toujours d’actualité.
L’homme en blanc reprend la parole, accusateur, parle de son peuple à genoux, de son pays qui dépérit, et de tous ceux qui, par milliers, « se noient sous le lagon au crépuscule d’un matin sans brumes ».
Par moments, il baisse la garde, remballe les mots poignards, semble faire retraite – introspectif. Il évoque la doctrine Soufi, les rituels comoriens permettant d’exorciser la mort et de l’affronter moins démuni. Et puis, comme un mantra, la douleur revient, le deuil impossible, celui-là même qui était conté au début de la pièce : « Cette nuit, ils ont annoncé la mort d’un des miens / Mon cousin happé par la vague broyé par les flots / Vorace l’océan s’est rappelé à nous comme à son habitude depuis qu’existe ce mur de haine. »
- Les photographies illustrant cet articles sont toutes issues d’une performance réalisée par Soeuf Elbadawi aux Comores.
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Au cœur de la pièce de Soeuf Elbadawi, Un Dhikri pour nos morts1, on trouve un décret mitonné par un certain Balladur et entré en vigueur le 18 janvier 1995. Une infamie législative qui instaurait le visa obligatoire pour tout ressortissant comorien souhaitant se rendre à Mayotte.Pour bien comprendre le poids de cette décision, il faut connaître la situation géographiques des Comores (archipel de quatre îles dont l’une, Mayotte, a été écartée du processus d’indépendance lancé en 1975), le poids d’une histoire partagée qui tissa nombre de liens entre les populations de ces îles, mais aussi la construction coloniale d’une fausse altérité entre leurs populations (Les Comores accédant à l’indépendance tandis que Mayotte restait française)... Bref, il faut se rappeler que le visa Balladur mettait la dernière main à un processus de dépossession séculaire. Et qu’il attaquait dans ses derniers retranchements une communauté déjà déchirée par un colonisateur aux dents longues, installé là depuis le milieu du XIXe siècle et bien décidé à conserver une base stratégique dans l’Océan Indien. Ce refrain connu (le processus colonial) autant que complexe (l’histoire des Comores) n’est pas l’objet de cet article, mais son arrière-fond. Pour en savoir plus, le curieux se tournera vers le très pédagogiques Comores-Mayotte : Une histoire néo-coloniale, de Pierre Caminade (éditions Agone, 20032).
Retour à nos moutons balladuriens. Le décret de janvier 1995 instaurait ce que Pierre Caminade décrit comme « un mur de Berlin aquatique de 70 km [séparant] administrativement les familles depuis 1995 ». D’un côté, les Comores ; de l’autre, Mayotte. Résultat : des dizaines de milliers de personnes se lancent chaque année dans la traversée clandestine de ce bras de mer, souvent dans des embarcations de fortune. Trajet dangereux, meurtrier. Des milliers de personnes ont payé de leur vie cette législation aberrante. Soeuf Elbadawi avance le chiffre de 15 000 morts. Mais refuse de s’y attarder : « les chiffres ne disent pas tout. Qu’est-ce qui doit choquer ? Les chiffres ou cette situation qui perdure dans l’indifférence générale ? » Et de s’interroger sur ces « rivages oubliés du monde » qui ont tant de mal à susciter la révolte, trop lointains, trop abstraits.
Malgré les nombreuses remontrances de l’ONU (plus de vingt rappels à l’ordre concernant la présence française à Mayotte depuis 19763), la question suscite peu de débats hors Comores, encore moins de sentiments de culpabilité. Même chez le principal responsable : « Crois-tu qu’Edouard Balladur est tourmenté par sa conscience ? Je ne le pense pas. »
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Il déconcerte, Soeuf Elbadawi, ne répond pas là où on l’attend. Pas facile de mener un entretien avec lui. Rencontré dans un café parisien quelques jours après une représentation, l’homme se dérobe, refuse d’entrer dans le rôle « attendu ». Chaque question en entraîne une autre en retour, qui invite à préciser les termes utilisés, ou à reconsidérer le postulat de départ. Sans méchanceté ni côté retors. Simplement : il aime que les mots soient affutés, touchent au but. Les approximations ? Pas son truc. Le copinage facile itou. Après une question d’apparence anodine, il regarde droit dans les yeux, sonde : « Crois-tu que tu peux comprendre notre douleur ? »Sur lui, son parcours d’acteur, son engagement pour un « théâtre de la sincérité », j’en apprendrai davantage en lisant sa fiche Wikipedia qu’au cours de la discussion. Quelques éléments personnels lâchés dans la discussion - « Je joue pour me soigner » - mais jamais déroulés dans leur intégralité. De même, sur Mayotte et les Comores, sur la présence française, j’en apprendrai plus par sa pièce que par l’entretien. Ce jour-là, il souhaite surtout élargir le propos, ne pas répéter encore et encore ce triste processus qui a meurtri l’ « Archipel des lunes » : « Le terme colonialisme me semble épuisé. Il a perdu de sa dynamique. Je lui préfère celui de domination, moins contextuel, parce qu’il touche à l’universalité. Ce n’est pas parce qu’ils sont Comoriens que je parle des morts de Balladur, mais parce que c’est une tragédie humaine. »
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Derrière les replis, une vérité se fait jour. Soeuf Elbadawi est un homme meurtri, à l’image de sa terre d’origine. D’avoir si longtemps porté ce message de fraternité et publiquement refusé qu’on déchire les Comores, il sait comment son discours est déformé : « On me traite d’extrémiste, d’anti-français, parce que je dis que Mayotte est un territoire occupé. Ça n’a pas de sens. »Par le passé, Soeuf Elbadawi a vu plusieurs de ses spectacles annulés, notamment par l’Alliance Française de Moroni4, censure qui ne dit pas son nom. S’il joue habituellement avec une troupe, il a dû se résoudre à être seul sur scène pour ce spectacle parisien, logistique trop lourde – notamment en raison des visas nécessaires. Avanies à répétition. Si bien qu’il semble blessé, fatigué de lutter contre cette « forme de schizophrénie qui nait de la relation dite coloniale ». Optimisme en berne : « Je suis persuadé que je ne vivrai pas assez longtemps pour voir des Comores libres. » Ce n’est pas de la résignation, insiste-t-il, simplement un regard objectif. Et de résumer la situation : « Nos blessures sont celles de ceux qui appartiennent au camp des perdants. On m’a dit que c’était perdu dès le départ. Imagine : tu nais dans un pays qui malgré lui est territoire français. Où quatre présidents sont assassinés impunément. Où, à 24 ans, tu apprends que le président est pris en otage par les forces françaises. Pour te dire : j’ai longtemps été voisin avec le mercenaire Bob Denard... Ça ressemble à un mauvais polar. »
Un « mauvais polar » que Soeuf Elbadawi a choisi de traiter de la manière la plus frontale possible, davantage Dashiel Hammett que Frédéric Dard. Les deux pieds dans le plat : « Ma proposition est politique, elle se situe à l’endroit où le discours fait malaise », rappelle-t-il. Blessé, peut être – « L’occupant impose son imaginaire et ses valeurs, ça laisse des plaies, des cicatrices » – mais bien décidé à rendre coup pour coup.
Et c’est sans doute ça qui rend son spectacle et son combat si poignants. « Nous sommes à terre, rongés par le remords de l’inaction », gémit-il au début de Un Dhikri pour nos morts. Lui qui se dit « acculé au mur » ne cède pourtant pas à la tentation de baisser les bras. Il conclut : « Je cherche à abattre un premier sas. »
1 Jouée en janvier 2012 à la salle Confluence, Paris.
2
3 Résolution du 21 octobre 1976 : « L’ensemble du peuple de la République des Comores, par le référendum du 22 décembre 1974, a exprimé à une écrasante majorité sa volonté d’accéder à l’indépendance dans l’unité politique et l’intégrité territoriale. ... Cette résolution condamne énergiquement la présence de la France à Mayotte. »
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