Bacar Ali Boto : "Mayotte a opté pour l’aventure incertaine au détriment de la privation et de l’humiliation certaines infligées quoti...
Bacar Ali Boto : "Mayotte a opté pour l’aventure incertaine au détriment de la privation et de l’humiliation certaines infligées quotidiennement par les autres îles de l’archipel des Comores."
"La grève contre la vie chèren'a-t-elle pas révélé, au-delà du malaise social, l'existence d'un terrible malentendu d'origine culturelle entre Mayotte et la France, et entre le mahorais et la République ?"
Je crois que la communication entre le Mahorais et la République a toujours été fortement parasitée par l'incapacité de l'un et de l'autre à s'approprier le mécanisme de perception et le mode de fonctionnement, en somme, la culture de son partenaire. Cette croyance qui m'habite trouve son fondement dans de nombreux rendez-vous et actes manqués entre la Métropole et Mayotte et dans l'irrespect et l'inexécution de certains engagements, conventions et contrats signés par les deux parties avec, souvent, un enthousiasme débordant.
our vous permettre de mieux suivre mon propos, je vous propose quelques illustrations notoirement connues dans notre île. Commençons par la légende populaire. On raconte couramment dans nos foyers que les premiers blancs qui ont foulé la terre mahoraise demandèrent aux habitants s'ils pouvaient avoir l'autorisation de s'y installer temporairement.
Les autochtones étonnés, voire pris de panique, de voir des "extraterrestres" bizarrement habillés s'exprimer avec un charabia inaudible, s'exclamèrent alors tous ensemble : "Boui" ! Selon la légende, les explorateurs entendirent "Oui" à la place de "Boui". Ils ont considéré ainsi qu'il s'agissait d'une réponse favorable de la part des indigènes à leur demande d'installation. Ils jetèrent l'ancre et poursuivirent leurs objectifs tranquillement. Or, l'exclamation "Boui" exprime, de la part d'un Mahorais, un étonnement suite à une action grandiose, extraordinaire, surréaliste ou suite à une demande exagérée, osée, surdimensionnée, insolente ou inacceptable.
De même, le Conseil général a toujours été un grand organisateur de déjeuners républicains, notamment à l'occasion des visites de hautes personnalités. Les réunions de cette nature restent, pour les professionnels de la politique et des affaires, un moment privilégié pour aborder, de façon décontractée et en dehors de tout protocole, les dossiers et les sujets importants et sensibles que l'on ne souhaite pas traiter en présence des regards indiscrets. En revanche, pour le Mahorais, les rassemblements autour d'un repas constituent plutôt un moment de détente durant lequel on boit et on mange bien. Chacun peut se lâcher. Les histoires les plus drôles et les expériences les plus extravagantes accompagnent le déjeuner. Ce n'est surtout pas l'endroit pour parler travail et évoquer des dossiers.
Retournons aux années cinquante et soixante. Nos anciens, les Chatouilleuses et les "Sorodats", lançaient à l'adresse du monde entier le slogan suivant, devenu depuis très célèbre : "Nous voulons être Français pour être libres !". Ce cri d'alarme et de rage exprime avec une clarté limpide, pour un Métropolitain, le vœu des Mahorais pour le rattachement de Mayotte à la mère patrie, la France, pays des droits de l'Homme et des citoyens et donc de la Liberté.
Mais, dans l'esprit de nos aînés, "être Français pour être libres" signifiait tout d'abord la possibilité de se libérer de l'emprise des trois autres îles et plus particulièrement de l'impérialisme du gouvernement autonome des Comores. Dans sa grande majorité, la population de Mayotte a donc opté pour l'aventure incertaine au détriment de la privation et de l'humiliation certaines infligées quotidiennement par les autres îles de l'archipel des Comores.
Je parle d'une "aventure incertaine" parce qu'à l'époque la liberté se concevait plutôt du côté de la décolonisation des peuples et du côté des indépendances des pays asservis. C'était le cas des Comores et par conséquent de Mayotte. N'oublions pas non plus que durant cette période, notre île était complètement enclavée et que l'élite mahoraise avait une connaissance extrêmement limitée de la France. Aussi, je ne crois pas exagérer en affirmant que les Chatouilleuses et les Sorodats ont choisi la France d'abord pour se venger et se débarrasser de leurs frères, devenus politiquement ennemis. Je ne suis pas loin non plus de penser que si les trois autres îles avaient demandé la départementalisation à la France, les Mahorais se seraient prononcés pour l'indépendance, au même titre que les pays africains de l'Empire. En somme, pour le Mahorais, l'orgueil et la fierté importent plus que l'appétit du gain et la sauvegarde de ses intérêts.
Ces différences de cultures et de perception du monde affectent fortement les échanges entre l'Etat et les Collectivités locales, la communication entre les gouvernements successifs et les élus de Mayotte. En effet, d'un côté on entend régulièrement les élus s'interroger sur la volonté du gouvernement à respecter les engagements arrêtés, les contrats et conventions signés. De l'autre côté, il n'est pas rare d'entendre des ministres ou d'autres représentants de l'Etat s'étonner, voire s'indigner de l'inaction et de l'absence d'initiatives de la part des élus quant à l'exécution des projets bénéficiant d'un financement contractuel.
En réalité, les revendications et protestations soulevées par chaque partie sont toutes légitimes. Dans ce contexte, une fois encore, les élus comme les représentants de l'Etat sont victimes de la méconnaissance de la culture et du mode de fonctionnement de l'autre. Effectivement, quand un Mahorais promet à un autre Mahorais de lui donner quelque chose, ils comprennent naturellement que l'initiative du mouvement appartient au prometteur. Le futur bénéficiaire n'a qu'à attendre tranquillement chez lui.
En revanche, quand un M'zoungou fait la même promesse à un autre M'zoungou, les deux individus comprennent de façon naturelle que c'est au futur bénéficiaire de se bouger pour aller chercher la chose promise. Ainsi, conformément à la logique culturelle de chacun, les élus attendent tranquillement que le gouvernement apporte les fonds promis pour la réalisation des divers investissements, pendant que l'Etat s'impatiente de voir les élus lui présenter leurs projets afin de pouvoir débloquer les financements correspondants.
Finalement, les uns et les autres s'accusent à tort de négligence et de mauvaise volonté, alors qu'il ne s'agit que d'un problème de communication. De même, l'expression française "qui ne dit mot consent" ne correspond pas à la logique culturelle de notre île. Dans la tradition mahoraise, le silence équivaut à une négation, à une désapprobation. Dans certains cas, notamment concernant les actions collectives ou populaires, si le Mahorais n'approuve pas la décision majoritaire, il choisira l'abstention de peur de choquer, d'être indexé, de paraître comme celui qui empêche la société d'avancer ou qui s'oppose à la volonté collective.
Par ailleurs, on peut dire "oui" juste pour mettre un terme à un débat, à une discussion ou encore pour se débarrasser d'un interlocuteur gênant ou peu désirable. Il lui arrive également de dire "oui" pour éviter de s'expliquer, d'indisposer, de décevoir ou pour faire plaisir tout simplement à un partenaire, à un ami ou à une autorité. Dans ces deux derniers cas, la grève contre la vie chère peut nous apporter des illustrations intéressantes.
Enfin, lors du référendum du 29 mars 2009 les Mahorais se sont prononcés à 95% pour la départementalisation de leur île. C'est un choix volontaire et sincère de la part de la population. Les Mahorais, toutes générations confondues, ont souhaité la transformation de Mayotte en département français. Je suis certain que ce choix n'est pas du tout remis en cause aujourd'hui en dépit des turbulences sociales, économiques et identitaires que nous sommes en train de traverser.
N'oublions pas que ce sont en grande majorité les enfants et les petits enfants des initiateurs du combat pour la départementalisation qui se sont rendus en masse aux urnes le 29 mars 2009. On ne peut pas non plus dire que ce sont des analphabètes. En effet, nombreux sont ces jeunes qui ont pu séjourner à l'île de la Réunion et en Métropole.
En réalité, le problème que nous avons à résoudre collectivement aujourd'hui reste toujours et encore ce terrible malentendu d'origine culturelle entre le Mahorais et la République. A l'exception de ma formation politique "l'Alliance pour un développement maîtrisé et solidaire" qui s'est toujours prononcée en faveur du statut de "département adapté", la quasi-totalité des partis politiques mahorais ont défendu le département de droit commun avec son corollaire, l'assimilation.
Le président de la République, Nicolas Sarkozy a proposé aux Mahorais la "départementalisation adaptée et progressive" annexée de son fameux "Pacte pour la départementalisation". La suite vous la connaissez. Un succès historique, 95% des Mahorais ont approuvé ce choix.
Pour le gouvernement, les Mahorais ont répondu sans équivoque favorablement à la proposition du président de la République. Pour les Mahorais, ce choix est un moindre mal. On dit en mahorais : "Hayiri ya noussou ya hassara raha na hassara ya kamili" ("Il vaut toujours mieux un demi-succès qu'un échec total"). Les Mahorais ne renoncent pas au statut de département de droit commun ("Mouhakaka"), mais par réalisme et fatalisme, ils acceptent le statut de "département adapté et progressif" en espérant que dans le temps, grâce à Dieu, Mayotte aura dans les faits le statut de son rêve.
On peut remplir des centaines de pages si on veut continuer à citer les exemples qui mettent en évidence ce malentendu inhérent à nos cultures respectives. La question qui me torture depuis toujours est celle qui consiste à trouver les moyens permettant de limiter les conséquences d'un tel phénomène. En attendant, j'ai la conviction que le "département adapté et progressif" est une chance réelle pour Mayotte. Le gouvernement nous donne l'opportunité d'être des véritables acteurs dans la construction de notre propre destin. Arrêtons donc de nous accrocher sur des modèles standardisés. Mayotte peut constituer un exemple pour les autres Outremer, voir pour l'Europe. Président de l'Alliance pour un développement maîtrisé et solidaire
1er vice-président du conseil général de 2004 à 2008
Source: MayotteHebdo