«Bande de filles», de Céline Sciamma, met pour la première fois dans un film français quatre héroïnes noires à l'affiche. Mais les femme...
«Bande de filles», de Céline Sciamma, met pour la première fois dans un film français quatre héroïnes noires à l'affiche. Mais les femmes noires sont le plus souvent invisibles dans l'espace public. C'est un échec de la culture française qui ne sait pas les inclure.
Vous vous souvenez de la première fois que vous vous êtes dit, en lisant un livre, en voyant un film, que le personnage en face de vous vivait exactement ce que vous viviez? Que soudainement un questionnement, un problème, des interrogations qui vous avaient hanté prenaient corps dans une œuvre de fiction et vous offraient un discours pour articuler ce que vous ressentiez depuis tellement longtemps?
Pour Anna1, ce fut Tar Baby, de Toni Morrison, prix Nobel de littérature 1993. Anna avait 20 ans, et c’était la première fois qu’elle lisait un livre dont l’héroïne était une femme noire contemporaine vivant le même genre de vie qu’elle:
Elles ne sont pas dans les films (Aïssa Maïga et Firmine Richard sont les seules comédiennes noires reconnues en France), elles ne reçoivent pas de prix (le seul César du meilleur acteur jamais remis à un noir l’a été à Omar Sy en 2012). Elles ne sont pas sur les couvertures de magazines non plus: en 2013, selon un calcul réalisé par Slate, seulement 5% des mannequins montrées dans Vogue étaient noires ou métisses; idem dans Glamour; 8% dans BE; 1% dans Grazia; 3% dans Elle. En couverture, c’était parfois zéro. A la télévision, selon le baromètre CSA de la diversité, établi selon l’origine auto-déclarée (les statistiques ethniques sont interdites en France), on compte 16% d’individus «perçus comme non-blancs». Donc nécessairement moins de 16% de noirs. L'Assemblée nationale ne compte que trois députées noires pour la France métropolitaine, George Pau-Langevin, Seybah Dagoma (toutes deux élues à Paris –la première fait partie du gouvernement) et Hélène Geoffroy (élue de Vaulx-en-Velin).
Il y a une absence des noirs dans l’espace public français. Mais les femmes noires sont à l’intersection de deux discriminations: le fait d’être femmes, et le fait d’être noires.
«Mon premier rapport au manque c’était en littérature», raconte Anna, dont les parents sont professeurs, et qui tient aujourd’hui Mrs Roots, un blog sur la littérature afro(-américaine/caribéenne/africaine…) sur lequel elle a notamment raconté cette expérience.
Céline Sciamma n’a cessé de le répéter dans ses interviews: elle les voulait ces images-là, de femmes noires prenant tout l’écran, en cinémascope. Pas un film Benetton qui ferait plaisir à tout le monde, façon Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu?. Mais un film où l’universel serait noir, pour une fois.
Car cette absence de femmes noires à l’écran n’est pas un simple manque selon la réalisatrice:
Elle a voulu la leur donner cette place, aux jeunes femmes noires.
«Les jeunes filles noires qui ne se voient pas dans les productions culturelles contemporaines n’ont pas de proposition française d’image de soi idéalisée. Cela revient à ne pas se sentir regardé», remarque Sarah Chiche, psychanalyste et psychologue clinicienne.
«Cette photo le montrait clairement: l’enfant avait du mal à croire qu’un président puisse avoir les mêmes cheveux que lui», explique le chercheur. Et en touchant, il voyait. Cette certitude donnée du possible est fondamentale.
La militante, éditorialiste, chroniqueuse et auteure Rokhaya Diallo est du même avis:
Karidja Touré, Assa Sylla, Lindsay Karamoh, et Mariétou Touré, les comédiennes de Bande de filles, expliquent que le fait de ne pas se sentir représentées dans la société n’a absolument pas nui à leur confiance en elles. Pourtant, Assa Sylla (Lady dans le film) précise:
Grace Libissa2, chef de projet qui a grandi dans le 93 et est entrée dans une grande école via une convention ZEP, explique qu’elle aussi voulait devenir comédienne, faire une carrière artistique:
Dia, 33 ans, assistante de gestion dans un organisme public, avait par exemple toujours subi le racisme comme s'il allait de soi, jusqu'à ce qu'elle tombe enceinte, et décide de chercher comment faire face au racisme pour son enfant, comment l'aider face à ça quand il grandirait. Mais elle n'avait pas d'exemple.
Les yeux habitués à chercher des noirs désespérément tombent sur les caricatures racistes avec une violence accrue. Rokhaya Diallo se souvient par exemple que, petite, les seuls noirs qu’elle a vus dans des programmes français étaient «un noir ridiculisé chez Stéphane Collaro et un autre dans Le Miel et les abeilles aussi».
Les rôles proposés encore aujourd’hui sont stéréotypés. Lors des interviews, séparées, Grace et Amandine, qui ne se connaissent pas, disent exactement la même chose en un cri du cœur:
«Quand je suis arrivée en France», explique par exemple Lydia*, 25 ans, qui est née et a grandi en Haïti, «c’est là que je me suis vraiment rendue compte que j’étais noire. J’habitais en Savoie, où c’est beaucoup plus difficile qu’à Paris. Il n’y a pas vraiment de communauté afro en province, j’étais seule à l’université, j’étais tout le temps ramenée au fait d’être noire et j’étais seule».
En Haïti, Lydia, qui travaille aujourd’hui dans les médias, était habituée à lire des magazines étrangers, français ou américains, et à y voir surtout des blanches. Mais à l’époque, la jeune femme ne s’en préoccupait pas.
Anna explique que le racisme commence très tôt.
Il y a le racisme plus cru aussi, celui venu tout droit de l’héritage colonial qui présente les noirs comme des animaux, et fait des femmes noires, déjà hyper-sexualisées en tant que femmes, des animaux sauvages.
Anna:
A l’instar de Anna, qui soudain s’est découverte chez Toni Morrison, toutes les personnes interviewées ont eu, à un moment donné, un référent afro-américain. Là-bas –et même si le racisme est loin d'y avoir disparu– les représentations existent, dans tous les domaines: Morrison en littérature –un prix Nobel qui plus est– des chanteuses, d’Ella Fitzgerald à Beyoncé, des comédiennes comme Kerry Washington, des mannequins comme Naomi Campbell...
«Les seuls référents positifs quand j’étais petite venaient de la fiction américaine et c’est ce qui m’a permis de nourrir mon ego, notamment le Cosby Show, avec une famille bourgeoise comme modèle», se souvient Rokhaya Diallo.
Pour Amandine, ce fut Jumpin Jack flash avec Whoopi Goldberg:
Les jeunes comédiennes de Bande de filles ne se reconnaissent pas dans la production culturelle française. «Moi je suis plus attirée par les Etats-Unis pour ça: là-bas il y a toujours des noirs partout. Tu regardes Julie Lescaut? Il y a un seul acteur noir!» lance Lindsay. «Moi je voudrais des séries comme Scandal ou Ma famille d’abord.» «Mais on voit ça qu’en Amérique, ici il y a pas ça, intervient Assa. Personne ne fait rien ici. Franchement on se sent baucoup plus représentées par la culture américaine.»
D'où la réponse de Karidja Touré, quand en interview quelqu'un lui demande si elle a vu tel ou tel grand classique:
Et Anna, si elle a des réserves sur le film, sur le fait que les noires représentées viennent «encore» de banlieue, se l'est dit aussi, lors d'une avant-première du film:
Sortie le 22 octobre 2014 | Durée: 1h52min
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Vous vous souvenez de la première fois que vous vous êtes dit, en lisant un livre, en voyant un film, que le personnage en face de vous vivait exactement ce que vous viviez? Que soudainement un questionnement, un problème, des interrogations qui vous avaient hanté prenaient corps dans une œuvre de fiction et vous offraient un discours pour articuler ce que vous ressentiez depuis tellement longtemps?
Être femme et noire
Pour Anna1, ce fut Tar Baby, de Toni Morrison, prix Nobel de littérature 1993. Anna avait 20 ans, et c’était la première fois qu’elle lisait un livre dont l’héroïne était une femme noire contemporaine vivant le même genre de vie qu’elle:
«Il y avait plein de détails qui m’interpellaient: ses cheveux, ce qu’elle mettait sur sa peau. Plein de détails de mon quotidien que je n’avais jamais lus, tout à coup je les lisais chez une auteure afro-américaine et là ça a été la grosse claque. Je me suis dit: oui j’existe. Je peux me lire.»Si Anna a attendu ses 20 ans pour se retrouver dans des représentations culturelles, c’est parce que cette jeune fille française est noire, et qu’en France, les femmes noires sont presque inexistantes dans l’espace public.
Elles ne sont pas dans les films (Aïssa Maïga et Firmine Richard sont les seules comédiennes noires reconnues en France), elles ne reçoivent pas de prix (le seul César du meilleur acteur jamais remis à un noir l’a été à Omar Sy en 2012). Elles ne sont pas sur les couvertures de magazines non plus: en 2013, selon un calcul réalisé par Slate, seulement 5% des mannequins montrées dans Vogue étaient noires ou métisses; idem dans Glamour; 8% dans BE; 1% dans Grazia; 3% dans Elle. En couverture, c’était parfois zéro. A la télévision, selon le baromètre CSA de la diversité, établi selon l’origine auto-déclarée (les statistiques ethniques sont interdites en France), on compte 16% d’individus «perçus comme non-blancs». Donc nécessairement moins de 16% de noirs. L'Assemblée nationale ne compte que trois députées noires pour la France métropolitaine, George Pau-Langevin, Seybah Dagoma (toutes deux élues à Paris –la première fait partie du gouvernement) et Hélène Geoffroy (élue de Vaulx-en-Velin).
«Mon premier rapport au manque c’était en littérature», raconte Anna, dont les parents sont professeurs, et qui tient aujourd’hui Mrs Roots, un blog sur la littérature afro(-américaine/caribéenne/africaine…) sur lequel elle a notamment raconté cette expérience.
«La littérature j’adore ça, c’est mon domaine. Et en termes de déni, c’est quelque chose qui m’a accompagné tout au long de mes études: tu es face à une littérature classique, française, majoritairement blanche et tu te cherches, tu te demandes si c’est inconcevable qu’il y ait eu des noirs à une certaine période historique, si ça te concerne. Tu te demandes où tu es. Tu es femme noire française, c’est ton pays, mais toi tu n’es nulle part et tu te dis: elle est où mon histoire, où je suis? Puis tu culpabilises, tu te demandes si tu demandes trop, si tu veux trop te voir? Mais non, tu veux juste savoir que tu n’es pas un cas spécifique nié par ta propre culture. Bien sûr tu as des amis, tu as une famille. Mais tu es et tu te sens invisible aux yeux de la société: tu n’existes ni au cinéma, ni en littérature, dans les séries, ni sur les podiums… On t’apprend à ne pas te voir.»
C’est dans cette absence que s’est immiscée Céline Sciamma avec Bande de Filles. Si le film est tellement commenté depuis sa présentation à Cannes en mai dernier, tellement mis en avant dans les journaux, c’est parce qu’au-delà de sa qualité cinématographique, le parti pris est radical: il n’y en a pas, des films produits à l’intérieur de l’industrie cinématographique française, réalisés par une Française, avec un budget correct, dont toutes les héroïnes sont noires. C’est la première fois.
Tu es femme noire française, c’est ton pays, mais toi tu n’es nulle part et tu te dis: elle est où mon histoire, où je suis?
Anna
Céline Sciamma n’a cessé de le répéter dans ses interviews: elle les voulait ces images-là, de femmes noires prenant tout l’écran, en cinémascope. Pas un film Benetton qui ferait plaisir à tout le monde, façon Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu?. Mais un film où l’universel serait noir, pour une fois.
Car cette absence de femmes noires à l’écran n’est pas un simple manque selon la réalisatrice:
«C'est une absence qui produit du discours, c’est une pensée de l’effacement. C’est une idéologie à l’œuvre, le fait de ne pas les représenter.»Cette absence de représentation, à son échelle de femme, Céline Sciamma l’a connue:
Se penser soi-même
«Je n’allais pas au cinéma seulement pour être représentée, mais j’y allais pour ça aussi, et il fallait sans cesse que je détourne les représentations à l’écran pour me trouver. C’est un travail d’enquête qu’on doit faire dans les films pour essayer de se voir à travers les hommes blancs qui sont montrés.»Ne pas exister à l’écran explique-t-elle, dans l’espace public, «ça n’aide pas à se penser soi-même. On manque de dialogue, or la pensée s’élabore aussi dans le dialogue, la dialectique. Cette absence est une entrave au fait de pouvoir prendre toute sa place».
Elle a voulu la leur donner cette place, aux jeunes femmes noires.
«Les jeunes filles noires qui ne se voient pas dans les productions culturelles contemporaines n’ont pas de proposition française d’image de soi idéalisée. Cela revient à ne pas se sentir regardé», remarque Sarah Chiche, psychanalyste et psychologue clinicienne.
«Si l’on n’est pas représenté, on l’assimile au fait de ne pas être représentable, indigne d’être représenté.»Or, «c’est essentiel pour se construire», confirme Sabine Belliard, psychologue clinicienne et psychothérapeute, auteure de La Couleur dans la peau, et qui enseigne à l'université Paris-Diderot:
«L'absence systématique, criante (car permanente) pousse à l'interprétation selon laquelle sa place n'irait alors pas de soi dans l'espace public. Si l'image est en périphérie ou absente alors la place qu’on s’attribue aussi.»Pour l’exprimer autrement, le sociologue Eric Fassin, spécialiste de la politisation des questions sexuelles et raciales, rappelle cette photo de Pete Souza d’un petit garçon noir dans le Bureau ovale, en train de toucher les cheveux du président Barack Obama.
«Cette photo le montrait clairement: l’enfant avait du mal à croire qu’un président puisse avoir les mêmes cheveux que lui», explique le chercheur. Et en touchant, il voyait. Cette certitude donnée du possible est fondamentale.
«Ceux qui balaient d’un revers de main cette question de représentation se placent du point de vue de ceux qui sont déjà représentés. Mais n'être pas représenté empêche de se représenter soi-même: il y a une violence de cette absence.»L’une des formes de violence très claire est celle qui, par défaut, impose la blancheur comme la beauté.
Amandine Gay, 30 ans, qui a comme Anna fait cette expérience du manque, travaille justement sur un documentaire sur les représentations des femmes noires, qui s’appellera Ouvrir la Voix. Un jour, quand elle avait 12 ans, le père d’une de ses amies, un basketteur professionnel américain, l’emmène aux Etats-Unis, dans la communauté afro-américaine de Washington DC, pour les vacances.
Il y avait des coiffeurs pour noirs, des films avec des noirs, des pubs avec des noirs. C’était incroyable pour moi.
Amandine Gay
«Là j’ai découvert qu’il y avait des endroits où on existait. Il y avait des coiffeurs pour noirs, des films avec des noirs, des pubs avec des noirs. C’était incroyable pour moi. C’est là que tu te rends compte qu’avant tu n’existais pas.»A la même époque, Amandine était obsédée par le lissage des cheveux, pour obtenir des cheveux «de blanche» et se conformer à l’idéal. «On est toujours dans un idéal qui n’est pas nous, puisque nous, nous n’existons pas.»
La militante, éditorialiste, chroniqueuse et auteure Rokhaya Diallo est du même avis:
«Se considérer comme belle est très compliqué, vous ne faites pas partie des canons établis.»«Déjà inaccessibles pour la plupart des femmes blanches, les normes dominantes suscitent chez les femmes noires, arabes ou asiatiques une haine de soi encore plus grande», estime Mona Chollet dans son passionnant essai Beauté Fatale. «Il résulte de ce rejet des pratiques encore plus coûteuses et plus dangereuses que celles des blanches. Défrisages réguliers, perruques, voire produits éclaircissants et chirurgie: les femmes noires ont un budget beauté "neuf fois supérieur", indique Rokhaya Diallo.»
Confiance en soi
Karidja Touré, Assa Sylla, Lindsay Karamoh, et Mariétou Touré, les comédiennes de Bande de filles, expliquent que le fait de ne pas se sentir représentées dans la société n’a absolument pas nui à leur confiance en elles. Pourtant, Assa Sylla (Lady dans le film) précise:
«Pour moi c’était impossible d’imaginer pouvoir devenir actrice. Parce que je suis noire. Etre actrice c’était pour les blancs.»Lindsay Karamoh (Adiatou) renchérit:
«Mais pas que dans le cinéma, dans plein de métiers on ne pouvait pas s’imaginer.»Imaginer, c’est justement essentiel, selon Sarah Chiche:
«C’est nécessaire pour se projeter et se lancer dans un projet, se fixer des objectifs.»Cette absence de modèles, c’est une absence de rêves proposés, c’est une absence de choix et c’est une absence d’armes.
Des modèles comme armes
Grace Libissa2, chef de projet qui a grandi dans le 93 et est entrée dans une grande école via une convention ZEP, explique qu’elle aussi voulait devenir comédienne, faire une carrière artistique:
«Mon père voulait un diplôme “solide“ mais je n’avais aucun argument à lui opposer pour lui prouver que je pouvais y arriver. Parce qu’il n’y a pas d’exemples. Il y a Aïssa Maïga et elle tourne à peine parce qu’elle refuse les rôles “de noires“. Je manquais d’exemples pour convaincre mon père, mais j’en manquais aussi pour me convaincre moi-même.»Ce manque de représentations n’empêche pas tout. Grace a tout de même fait une grande école. Et d’autres qu’elles ont réussi. Rokhaya Diallo souligne la complexité de la chose:
«Moi-même ça ne m’a pas affectée au point de détruire ma confiance en moi, mais j’ai eu une famille assez structurée, une maman très forte qui m’a servi de modèle donc j’avais de quoi nourrir mes projections. Je ne me suis personnellement jamais interdit quoi que ce soit, mais c’est grâce à mon environnement. Pour moi, l’absence générale de représentations me rendait très attentive dès qu’il y en avait une pour faire exception. Et ça rendait les représentations négatives encore plus évidentes.»Les représentations positives multiples sont d’autant plus nécessaires que les représentations négatives existent, et manquent d’autant plus que ces dernières se retrouvent sans contrepoids.
Dia, 33 ans, assistante de gestion dans un organisme public, avait par exemple toujours subi le racisme comme s'il allait de soi, jusqu'à ce qu'elle tombe enceinte, et décide de chercher comment faire face au racisme pour son enfant, comment l'aider face à ça quand il grandirait. Mais elle n'avait pas d'exemple.
«C'est là que l'absence de représentation m'a vraiment frappée pour la première fois. Je ne savais pas vers qui me tourner, quels blogs, quels livres lire à mon enfant pour l'aider. Aucun conseil, aucune piste de réflexion. J'étais seule.»Depuis, Dia a ouvert son blog.
«Tous les rôles s'appellent Fatou»
Les yeux habitués à chercher des noirs désespérément tombent sur les caricatures racistes avec une violence accrue. Rokhaya Diallo se souvient par exemple que, petite, les seuls noirs qu’elle a vus dans des programmes français étaient «un noir ridiculisé chez Stéphane Collaro et un autre dans Le Miel et les abeilles aussi».
Les rôles proposés encore aujourd’hui sont stéréotypés. Lors des interviews, séparées, Grace et Amandine, qui ne se connaissent pas, disent exactement la même chose en un cri du cœur:
«Tous les rôles s’appellent Fatou.»
J'ai pas envie de faire la caillera ou de me mettre un os dans le nez alors que j’ai lu tout Zola et Balzac.
Grace Libissa
Amandine:
«J’ai tous les castings calls de ces dernières années et une demi-douzaine de scénarios ont ces prénoms-là. Il faut aussi porter un boubou et faire un accent africain. C’est pour des programmes qui vont ensuite passer sur Tf1 ou France3.»Grace:
«Ça fait 12 ans que je fais des castings et à chaque fois c’est pour faire la noire. J’ai pas envie de faire la caillera ou de me mettre un os dans le nez alors que j’ai lu tout Zola et Balzac.»Karidja Touré, héroïne de Bande de Filles, assure d'ailleurs que depuis qu'elles ont commencé la promotion, les gens du milieu du cinéma les préviennent, leur disent qu'il n’y a pas beaucoup de films avec des noires. Assa Sylla complète:
«Quand on prend du recul, on se dit qu’ils ont raison, et que s’il y a des rôles de noires, c’est toujours dans les clichés: des délinquantes, un accent, pas de papiers.»Ces représentations nuisent aux jeunes femmes qui par ailleurs sont victimes de racisme au quotidien.
«Quand je suis arrivée en France», explique par exemple Lydia*, 25 ans, qui est née et a grandi en Haïti, «c’est là que je me suis vraiment rendue compte que j’étais noire. J’habitais en Savoie, où c’est beaucoup plus difficile qu’à Paris. Il n’y a pas vraiment de communauté afro en province, j’étais seule à l’université, j’étais tout le temps ramenée au fait d’être noire et j’étais seule».
En Haïti, Lydia, qui travaille aujourd’hui dans les médias, était habituée à lire des magazines étrangers, français ou américains, et à y voir surtout des blanches. Mais à l’époque, la jeune femme ne s’en préoccupait pas.
«Ici, c’est dérangeant parce que cette absence se pose sur une communauté afro-française qui n’est pas mise en valeur. J’ai besoin d’un soutien dans les représentations que je n’ai pas.»«Pas mise en valeur» est un euphémisme.
Racisme
Anna explique que le racisme commence très tôt.
«Il n’attend pas que tu aies un certain âge. Dès l’école primaire, on te dit que tu es moche parce que tu as des gros traits. Ou je me souviens par exemple d’être allée à l’école avec des tresses et mes copines me demandaient ce que c’était que cette coiffure, disaient que c’était pas joli. Le soir, je rentrais et je demandais à ma mère de la changer. Consciente de tout ça, elle me disait “non, ce n’est pas normal que tu te trouves jolie à la maison et moche face au regard des autres”. Mais le regard des autres, ça fragilise.»Anna parle de «micro-aggressions», un terme courant dans l’étude du racisme et des logiques de domination en général à l'oeuvre dans une société donnée. Ces «micro-aggressions» désignent la façon dont un groupe dominant peut rappeler de manière récurrente, parfois sans y prêter attention, qu'il considère comme autre ou moindre la personne qu'il a en face de lui et qui fait partie d'un autre groupe.
«On nous demande quelle langue on parle, ce qu’on mange. On est dans un fantasme exotique aux yeux des autres. On n’est jamais assez français.»Anna donne pour exemple une prof qui estimait que son devoir n’était pas le sien parce que les mots utilisés étaient trop compliqués.
«C’était humiliant. Je devais définir tous les mots employés pour prouver que je savais ce que je disais et écrivais. Tout ça c’est un ensemble de clichés: la fille noire qui connaît pas trop la langue parce qu’elle est pas complètement française.»Pas complètement française non plus quand on lui demande d’où elle vient «réellement», que réellement elle vient d’Orléans, mais que ça ne satisfait pas son interlocuteur.
Quoi que tu dises, tu es le produit de ce cliché: l'image de la femme sauvage
Anna
Il y a le racisme plus cru aussi, celui venu tout droit de l’héritage colonial qui présente les noirs comme des animaux, et fait des femmes noires, déjà hyper-sexualisées en tant que femmes, des animaux sauvages.
«On a toutes entendu avec mes copines noires, sans exception, dès nos 15 ans: “j’ai toujours voulu essayer une noire”. Tu ne t’appartiens pas. Tu appartiens à un fantasme exotique dans lequel on t’impose une vision de toi sauvage, un peu brutale.»Le mythe raciste de la angry black woman –la femme noire en colère.
«Tu n’es pas détentrice de tes propres émotions, quoi que tu dises tu es le produit de ce cliché. Et ce cliché ce qui le sous-tend, c’est l’image de la femme sauvage.»Rokhaya Diallo et Amandine Gay ont toutes les deux remarqué par exemple cette critique de Télérama au moment de la projection de Bande de filles à Cannes, en mai –par ailleurs élogieuse– évoquant «la sensation d’avoir posé le pied dans un territoire de fiction presque exotique» et décrivant ainsi Marième, l’héroïne: «Silhouette féline, nattes africaines, œil de biche»…
Partir
Anna:
«Tu te dis que si tu n’as pas l’approbation des gens au quotidien, le pays, les hommes politiques, l’administration vont te la donner?»C’est l’autre volet du déni de représentation, puisque le mot, rappelle Eric Fassin, est polysémique:
«Il y a la représentation par l’image mais aussi la représentation politique. Or il y a des rapports entre les deux: être représenté politiquement, c’est avoir la possibilité de se représenter.»«Mais non, la dame de l’administration va parler à ta mère comme si ta mère ne savait pas parler français, parce qu’elle est noire. La secrétaire de telle administration va devenir malpolie au téléphone, après que tu auras dit ton nom. Et quand il y a du racisme, on parle de dérapage», grince Anna en se souvenant de la violence du débat sur l’identité nationale.
«Voir ton pays débattre sur toi, comme si tu étais un problème à analyser, c’est violent et intrusif: ton corps lui-même est remis en question par le pays où tu es né, parce qu’il est noir.»Puisque ni l’approbation ni le soutien ne viennent, le choix est de ne plus les attendre ou bien de partir, selon la jeune femme, qui opte pour le premier –«après l’avoir longtemps attendue». Et pour l’option départ, le rêve, c’est les Etats-Unis.
Le rêve américain
A l’instar de Anna, qui soudain s’est découverte chez Toni Morrison, toutes les personnes interviewées ont eu, à un moment donné, un référent afro-américain. Là-bas –et même si le racisme est loin d'y avoir disparu– les représentations existent, dans tous les domaines: Morrison en littérature –un prix Nobel qui plus est– des chanteuses, d’Ella Fitzgerald à Beyoncé, des comédiennes comme Kerry Washington, des mannequins comme Naomi Campbell...
«Les seuls référents positifs quand j’étais petite venaient de la fiction américaine et c’est ce qui m’a permis de nourrir mon ego, notamment le Cosby Show, avec une famille bourgeoise comme modèle», se souvient Rokhaya Diallo.
Pour Amandine, ce fut Jumpin Jack flash avec Whoopi Goldberg:
«Une informaticienne qui reçoit le message d’un espion en URSS, et finit avec lui à la fin. J'ai vu ce film une première fois, et puis encore au moins 30 fois ensuite. C’était le seul avec une héroïne noire! Ensuite au lycée, je me suis tournée vers les Etats-Unis dès que j’ai eu une conscience politique. On va vers les black panthers où le corps noir est célébré, pour trouver une histoire qui nous parle, des modèles. J’ai eu une fixation sur Angela Davis, sur Whitney Houston.»L'afro-féminisme, qui a existé en France rappelle Amandine Gay, dès les années 1970, avec notamment La coordination des femmes noires.
«Mais ça a disparu, ce n'est pas dans les livres d'histoire, donc même l'afro-féminisme on va le chercher aux Etats-Unis.»
Certaines
des femmes interrogées participent à des ciné-clubs qu’elles organisent
entre elles, avec des films montrant des noires. Cela va des docus
intellos aux séries populaires, où enfin elles se voient. Elles
projettent aussi des films où le casting est entièrement noir, en
dénonçant l’hypocrisie qu’il y a à parler de «films communautaires»; «quand il n’y a que des blancs c’est quoi?» interroge Lidya.
D'où la réponse de Karidja Touré, quand en interview quelqu'un lui demande si elle a vu tel ou tel grand classique:
«Mais je ne les ai pas vus. Je suis désolée mais ça me donne pas envie: je suis dans l’univers des Etats-Unis parce qu’ils sont dans le futur. Ne se voir nulle part, moi je trouve ça grave... Enfin là on est dans le métro.»Elles sont dans le métro, sur les abribus, les colonnes Morris, les devantures des cinémas indépendants ou de plus grandes salles.
«Ça fait bizarre, limite on est des intrus: sur une avenue il n'y a que des blancs sur des pubs, et puis nous! Je me suis dit “ha ouais, quand même”...»
Et Anna, si elle a des réserves sur le film, sur le fait que les noires représentées viennent «encore» de banlieue, se l'est dit aussi, lors d'une avant-première du film:
«On y est allées en groupe. Et c’est un sentiment incroyable: tu sais pourquoi tu es là, et tu partages le film avec d’autres personnes qui ont la même expérience du racisme et de l'absence. Il n’y a que des femmes noires pendant 2h. Ce n'est pas forcément ton milieu, ta ville, tes occupations, mais tu te reconnais en tant que femme noire et tu vas te tourner vers ta pote et vous allez vous comprendre: savoir que c’est vous à l’écran.»Comme si soudain un tout petit coin de la cape d'invisibilité qui cache une partie de la population française avait été soulevé.
Bande de filles
De Céline Sciamma, avec Karidja Touré, Assa Sylla, Lindsay Karamoh, Mariétou Touré.Sortie le 22 octobre 2014 | Durée: 1h52min
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Cet article affirmait dans un premier temps que l'Assemblée nationale
ne compte qu'une députée noire élue en métropole. Elles sont en réalité
trois.