Les dessous d'un scandale d'État : "Déportation" - de plus de 1 600 enfants réunionnais vers la métropole

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Comment la République s'est-elle autorisée, de 1963 à 1981, à déplacer 1 615 enfants réunionnais pour repeupler les campagnes de métrop...

Comment la République s'est-elle autorisée, de 1963 à 1981, à déplacer 1 615 enfants réunionnais pour repeupler les campagnes de métropole ? Interview.

Cela a duré dix-huit ans. De 1963 à 1981, sous l'impulsion de Miche Debré, est organisé le transfert - certains diront la "déportation" - de plus de 1 600 enfants réunionnais vers la métropole. Des gamins déracinés, souvent considérés abusivement comme pupilles de l'État, et envoyés en Creuse ou dans le Cantal pour repeupler les campagnes victimes de l'exode rural. En 2002, l'un d'eux, Jean-Jacques Martial, dépose une plainte pour "enlèvement et séquestration de mineurs, rafle et déportation". Sans suite. À cette occasion, cependant, l'affaire dite des "Réunionnais de la Creuse" se réveille. Mardi, l'Assemblée nationale est pour la première fois appelée à voter une résolution où elle "demande à ce que la connaissance historique de cette affaire soit approfondie et diffusée", "considère que l'État a manqué à sa responsabilité morale envers ces pupilles" et "demande à ce que tout soit mis en oeuvre pour permettre aux ex-pupilles de reconstituer leur histoire personnelle". Le sociologue Philippe Vitale de l'université d'Aix-Marseille, coauteur de Tristes Tropiques de la Creuse, livre de référence sur la question, éclaire ce pan méconnu de l'histoire. 


Le Point.fr : Dans quel contexte ce transfert d'enfants s'organise-t-il ? 

Philippe Vitale : La départementalisation de La Réunion a eu lieu en 1946. L'île est à l'époque dans un état catastrophique sur le plan sanitaire, social, du point de vue des structures hospitalières ou de l'aide à l'enfance. S'ajoute à cela une démographie galopante : à partir de 1951, le taux de natalité du département dépasse les 50 pour 1000 quand il avoisine les 19,5 pour 1000 en métropole - et ce, en pleine période de baby-boom. Parallèlement éclatent à la fin des années 1950 des insurrections côté Caraïbes, pour demander l'indépendance ou l'autonomie ; l'Algérie est en passe d'être "perdue". Commence enfin, à cette période, la désertification des territoires ruraux en métropole. Il faut garder à l'esprit l'ensemble de ces éléments pour comprendre la politique de Michel Debré.

Il devient député en 1963. Quel est son projet pour La Réunion ? 

À l'époque, il vient de perdre les législatives en Indre-et-Loire et son poste de Premier ministre. La Réunion, où il est élu à 80 % après une période de chaos électoral, lui permet de revenir sur la scène politique. Il s'y donne une mission : être l'artisan de la modernité. Il organise la décentralisation administrative, demande et obtient des crédits non négligeables, met en place le service militaire pour les Dom-Tom avec, en arrière-fond, le vieil idéal troisième-républicain de l'intégration par l'armée. Il fait distribuer du lait et des collations aux enfants des écoles - on l'appelle même "papa Debré"... 

Comment définiriez-vous sa ligne politique ? 

Elle peut se résumer en trois points. Le jacobino-nationalisme, d'abord. L'État est au centre de sa pensée. C'est une pensée d'"empire", ensuite, qui correspond moins à une pensée coloniale raciste qu'à l'idée gaullienne de la "plus grande France", d'un empire qui permettrait à la France d'être une puissance géopolitique mondiale et où tous les Français, de quelque coin du monde qu'ils viennent, seraient des Français à part entière. L'anti-communisme, enfin. Il est aidé sur ce point par une ordonnance qui permet de se débarrasser de certains fonctionnaires au prétexte du maintien de l'ordre public, un texte qui verrouille la politique locale.

Quand le transfert des enfants commence-t-il ? 

Dès 1963, avec la création du Bumidom (Bureau pour le développement de l'immigration intéressant les Dom) et du Cnarm (Comité national d'accueil et d'actions pour les Réunionnais en mobilité). Le premier s'occupe des convois, des transports, etc. Le second joue le rôle de relais pour l'arrivée en métropole. De 1963 à 1981 partent 1 615 enfants, de tous âges. 

Qui sont-ils ? 

Il y a trois cas. Les pupilles de l'État, qui font l'objet d'un abandon expressément formulé. Les "mineurs en garde", dont la responsabilité est confiée aux autorités administratives par décision de justice. Enfin, les "mineurs recueillis temporairement" : les parents donnent leur accord pour que la Ddass s'occupe temporairement d'eux. 

On parle cependant d'eux surtout comme de "pupilles". 

En effet, ces enfants sont majoritairement considérés comme tels. Je dis "considérés", parce que c'est tout le problème : beaucoup ont été déclarés pupilles alors qu'ils avaient des parents à La Réunion. 

Comment cela a-t-il été possible ? 

Je n'ai pas de réponse à cette question. C'est tout le noeud de l'affaire. Les données sont extrêmement parcellaires, d'autant que les archives ont brûlé à La Réunion dans les années 1970. 

Qu'est-ce que les familles réunionnaises savaient de ces "transferts" ? 

Le plus souvent, il y a dans les dossiers une empreinte de doigt et une croix : les parents ne savaient pas, je crois, ce qui s'y trouvait. Il s'agissait de familles marginalisées, très pauvres, souvent illettrées, avec beaucoup de problèmes sociaux. Il faut imaginer ce que cela pouvait signifier, pour ces gens, de voir arriver les fonctionnaires de la Ddass, les représentants de l'État français. On explique aux parents qu'on les a repérés, qu'ils ont des difficultés, et on leur propose de s'occuper d'un enfant, qui aura de quoi se vêtir, qui fera des études, qui connaîtra l'eldorado de la métropole tout en pouvant revenir pour les vacances. Beaucoup pensaient que ce serait mieux pour leurs enfants. 

Croyez-vous qu'on leur ait sciemment menti ?

Non, je ne pense pas. J'ai pu avoir quelques entretiens avec des personnels de la Ddass de l'époque, bien qu'ils soient peu nombreux à vouloir parler. Ce qu'ils disent, eux, c'est qu'ils avaient pour consigne de faire sortir les gamins de leurs familles, de les sauver. Il ne faut pas non plus faire de romantisme : à La Réunion, ces enfants vivaient aussi, parfois, des situations très dures. 

Que sont-ils devenus ? 

Tous ont souffert. Nous avons rencontré plus de 60 d'entre eux et je n'en ai trouvé aucun, y compris chez ceux qui estiment qu'il faut tourner la page, qui n'ait pas versé une larme pendant l'entretien. Il y a eu une violence, sinon toujours sur les corps, du moins symbolique. Aucun n'est arrivé à un métier fantastique. Certains sont devenus ouvriers, certains touchent le RSA, certains ont fini en institution psychiatrique. 

Qu'en est-il des familles d'accueil ? 

À mes yeux, il y a trois victimes dans cette affaire. D'abord les ex-mineurs, bien sûr, qu'on a traités comme du bétail. Les familles réunionnaises, ensuite. Mais enfin, aussi, les familles d'accueil qui n'ont pas toutes brutalisé, violé ni exploité ces mineurs et qui, en ce cas, ne comprennent pas le procès qui leur est fait. Traiter les Creusois en Thénardier, en négriers, c'est faire à beaucoup d'entre eux un faux procès même si, en effet, des atrocités ont été commises. Par ailleurs, je crois qu'il ne faut pas perdre de vue, non plus, l'idéologie de l'époque. Le credo de la Ddass était de couper les pupilles de leur contexte familial, y compris en séparant les fratries. On le faisait pour tous, Bretons, Provençaux ou Réunionnais. La psychologie infantile n'existait pas, ou à peine. Sauf qu'en l'espèce les enfants venaient d'une île à des milliers de kilomètres de distance, d'une culture et d'un climat différents. Surtout, ils avaient des parents au départ.

Pourquoi cette histoire est-elle si peu connue ? 

Ce que je comprends mal, c'est la démission des intellectuels. Parce qu'il y a eu des alertes, très tôt ! Dès 1963, Wilfrid Bertile, qui fut plus tard député du département, signale ce transfert de population. Des ouvrages parlent d'une émigration forcée. Une campagne de presse initiée par Témoignages, le journal du PC réunionnais, évoque dès 1968 des rafles d'enfants. Libération parle de "déportation" en 1973... Pourquoi n'y a-t-il pas eu de réaction ? L'ordonnance Debré peut l'expliquer, mais en partie seulement. Aujourd'hui, la réception de cette histoire reste en dents de scie. Lorsqu'il y a un procès, on en parle, puis l'affaire s'éteint. Ces enfants, je crois, sont l'expression d'une période historique, du rapport de la métropole à l'outre-mer, de l'image que la France a eue d'elle-même à une époque, a d'elle-même aujourd'hui. Ils sont emblématiques de la place de l'État dans la société française, et de son évolution. Ces transferts semblent n'avoir posé aucun problème à la majorité des Réunionnais et des métropolitains de l'époque. Quarante ans plus tard, c'est un scandale. 

Que pensez-vous du texte de la résolution présenté aujourd'hui à l'Assemblée ? 

Il est nécessaire, mais pas suffisant. On dit que cette histoire doit être connue, diffusée. D'accord, mais comment ? On considère que l'État a manqué à sa responsabilité morale vis-à-vis de ces enfants. Encore d'accord, mais un rapport de l'Igas (Inspection générale des affaires sociales) a été publié en 2002 qui invalide toute responsabilité publique. Qu'est-ce que cela signifie exactement ? On dit enfin qu'il faut permettre aux anciens mineurs de reconstituer leur histoire personnelle. Très bien, mais comment procède-t-on dès lors que, parfois, les avocats eux-mêmes ont échoué ? Je crains que ce texte ne permette à certains politiques de refermer le dossier. Alors que ce n'est pas la fin, c'est le début.

Le Point.fr - Publié le 
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